LE VÉDANTA


Étude sur les Brahma-Sutras
et leurs cinq commentaires

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Adhyaya I, pâda 1

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athato brahma jijnasa

“Or donc commence l’investigation du sujet suprême, du Brahman”

Le premier sutra est ainsi libellé: “Or donc c’est pourquoi (commence) l’investigation du Brahma”: c’est dire qu’il pose l’objet du traité. Le mot “or donc” (atha) selon Ramanuja et Nimbarka, veut dire: “après la connaissance du karman, c’est à-dire des œuvres, et de ses fruits”; mais, d’après Çankara, il signifie: “après l’acquisition des quatre moyens de réussite nécessaires”, à savoir la distinction entre les choses éternelles et non éternelles, l’aversion pour la jouissance des objets des sens dans ce monde ci dans l’autre, la possession de la maîtrise de soi-même et la sérénité, etc., et enfin le désir de la délivrance. Vallabha préfère prendre le mot simplement dans le sens d’adhikara, c’est-à-dire comme énonçant le début d’un nouveau sujet à traiter, et fait observer que l’investigation du Brahma est possible même en l’absence des moyens de réussite nécessaire mentionnés par d’autres. Madhva ne précise pas le sens du mot. Quant au mot suivant: “c’est pourquoi” (atha, tous sont d’accord pour l’expliquer comme signifiant: “pour la raison que le karman et ses fruits sont connus comme étant périssables et bornes, et que seule la connaissance du Brahma peut conduire à la félicité éternelle”.

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janmady asya yatah

“Le brahman est ce dont procèdent la naissance ainsi que le maintien et la dissolution de ce monde”

Le second sutra définit ce Brahma comme étant “ce de quoi provient l’origine, etc., de ce monde”. Cette définition du Brahma est très importante, parce que, au seuil même du livre, elle va directement à l’encontre de la doctrine de Çankara. Selon celle-ci, le Brahma proprement dit n’est qu’ “existence, intelligence et félicité” (sat, cit, ânanda): c’est le Brahma inférieur qui, associé avec la maya, produit, conserve et détruit le monde, lequel n’a qu’une existence phénoménale. Mais comment pourrait-on imaginer qu’un partisan de la doctrine de Çankara aurait, dès le début, donné une pareille définition du Brahma? Au contraire, aucune difficulté de ce genre ne se présente dans le cas des autres commentateurs, pour lesquels ce double caractère du Brahma n’existe pas.

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sastra-yonitva

“Le brahman est la source de la révélation, le seul objet de connaissance du Veda”

Le troisième sutra veut dire que seules les Écritures sacrées sont le moyen de connaître le Brahma — point fondamental commun à tous les systèmes.

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tat tu samanvayat

“Le Texte révélé est bien la source du brahman”

Le quatrième sutra dit que toutes les Écritures ont pour leur objet final le Brahma — ce que les sutras en général tendent à confirmer. Vallabha lit les sutras 2-3 comme n’en formant qu’un seul, et interprète ainsi le sutra 4:

“Le Brahma est non seulement la cause efficiente du monde, comme on l’a dit dans le sutra 2, mais aussi la cause matérielle, car il pénètre tout, sous les formes de l’existence, de l’intelligence et de la félicité.”

Il rejette les interprétations données par les autres comme étant superflues, puisque le samanvaya trouvé par les autres dans ce sutra est l’objet des sutras suivants. Mais on peut faire la même objection contre Vallabha, puisque le sutra 1.4.23 contient la même idée, c’est-à-dire que le Brahma est aussi la cause matérielle de l’univers.

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iksater nasabdam

“La prakrti n’est pas l’agent du monde”

Le cinquième adhikarana (sutras 5-11) affirme que le Pradhana non intelligent des Sankhyas ne peut pas être la cause du monde, n’étant pas confirmé par l’Écriture, puisque le vouloir, attribut d’une chose intelligente, est déclaré appartenir à cette cause du monde. Tel est le sens général de cet adhikarana selon Çankara, Ramanuja et Nimbarka, qui tous mentionnent à son propos le même passage, c’est-à-dire Chand. VI. 2. 1. Néanmoins, nous voyons que chacun d’eux garde en vue sa propre doctrine, très nette et fixée, et tous essayent d’interpréter les sutras selon leurs idées. Ainsi, à la fin de cet adhikarana, Ramanuja fait observer qu’il-contient aussi une réfutation du Brahma Nirguna, puisqu’il donne le vouloir comme un attribut du Brahma, et que posséder le vouloir, cela revient à dire que l’on possède l’attribut de l’intelligence. Madhva, au contraire, trouve dans cet adhikarana l’idée que le Brahma ne peut pas être qualifié comme inexprimable, puisqu’on l’a nommé objet de connaissance iksaniya, par exemple dans le passage “atmanyeva atmanam paśyet” qu’on voie l’atman dans l’atman.

Vallabha a, lui aussi, une idée semblable, prétendant que le Brahma ne peut pas être “vyavaharatita”, c’est-à-dire au-dessus de toute expression ou preuve; en effet, on l’a décrit comme “voyant”, ce qui veut dire qu’il s’est fait vyavaharya exprimable.

Après avoir constaté, d’une manière générale, que le Brahma; l’objet principal du Védanta Shastra, qu’il est la cause de l’origine, de la conservation et de la destruction de l’univers et qu’il est intelligent, le sutrakara prend à tâche d’examiner certains passages des Upanisads et de démontrer que certains mots qu’ils renferment ne signifient rien d’autre que te Brahma.

Ici encore, Çankara remarque, en manière d’introduction, que la question qui nous occupe consiste à décider si c’est le Brahma supérieur ou inférieur qui est L’objet de certains passages des Upanisads; mais cette opinion ne se peut pas justifier; le reste de l’adhyaya montre que ce qui nous occupe est le choix entre le jiva et le Brahma entre L’âme individuelle et L’esprit suprême et, même dans le commentaire de Çankara, nous ne trouvons que cette idée. Nous avons encore là un exemple de la manière dont un commentateur subit l’influence de ses idées préconçues.

L’adhikarana suivant (sutras 12-19) prétend que l’Anandamaya, mentionné dans Taitt. II. 5[1], n’est pas le jiva, mais l’esprit suprême, cette interprétation parait être la plus naturelle et la plus directe, et tous, sauf Çankara, l’admettent. Toutefois Çankara après avoir longuement donné cette interprétation, la rejette pour une autre, à savoir celle-ci: “le mot Brahma dans la phrase suivante: brahma puccham pratisthu lui Brahma est la queue, le support, vise uniquement le Brahma en lui-même, et non pas le Brahma en tant que partie de L’Anandamaya”. Et La raison qu’il donne pour accepter cette interprétation est que le mot anandamaya ne peut s’appliquer qu’au Brahma savisesa qualifié, jamais au Brahma nirvisesa (non qualifié) qui peut s’appeler “ananda” et non pas “anandamaya”. Le fait que le passage contenant cette interprétation n’est pas une interpolation, comme Deussen parait le penser, est évident, et cela pour deux raisons: La première est que c’est le seul passage ou Çankara parle de la distinction entre le Brahma savisesa et Le Brahma nirvisesa, qu’il mentionne au commencement de cet adhikarana, et la deuxième, que Vallabha la réfute; il fallait donc qu’elle existât quelque part. Il y a un sûtra kamac ca nanumanapeksa qui est interprété différemment; Çankara et Vallabha l’expliquent ainsi: “l’anandamaya ne peut pas être le Pradhâna (anumana) parce que le vouloir est, de suite, attribué à cet anandamaya”; Ramanuja et Nimbarka, au contraire, soutiennent que, “si l’ananda-maya signifiait le jiva, il aurait besoin de quelque cause matérielle et non intelligente (anumana—acit), ainsi qu’un potier a besoin de l’argile; mais l’anandamaya n’a jamais besoin d’une chose pareille, car il lui suffit de vouloir; c’est une raison de plus pour que l’anandamaya ne puisse pas être le jiva”.

Madhva explique ce sûtra de la façon suivante: “Nous ne devons pas considérer le raisonnement (anumana), puisqu’il est assujetti à notre volonté.” L’interprétation de Ramanuja et Nimbarka semble être plus d’accord avec le contexte, parce qu’elle concerne le choix entre le Brahma et le jiva — question posée dans les sûtras précédents; tandis que celle de Çankara, se rapportant au Pradhana, est superflue, cette question étant déjà résolue dans l’adhikarana précédent; d’ailleurs ce sûtra expliqué ainsi ne serait que la répétition du sûtra I. 1. 5. Les sûtras 16, 17, 19 dans cet adhikarana méritent l’attention, parce qu’ils sont basés sur la conception d’une différence individuelle entre le Brahma et le jiva; et Çankara, à la fin du sûtra 17, propose son explication habituelle, à savoir que des sûtras comme ceux-ci ne se rapportent qu’à la différence entre le Brahma et le jiva, qui est le simple résultat de la mâyâ (illusion); tandis que, à vrai dire, une telle différence n’existe plus.

Au sujet des autres adhikaranas de ce pâda, tous les commentateurs sont d’accord, sauf Madhva qui mentionne d’autres passages des Upanisads dans les deux derniers adhikaranas. Ainsi l’adhikarana 7 (sûtras 20-21) démontre que l’homme d’or vu dans le soleil et l’homme vu dans l’œil ne sont pas une âme individuelle d’un rang supérieur, mais l’esprit suprême. Le sûtra 21, bhedavyapadeçaccanyah, mérite aussi d’être noté, puisqu’il parle de la distinction entre le Brahma et le jiva.

L’adhikarana 8 (sûtra 22) affirme que l’éther mentionné dans la Chând. Upa. I. 9, n’est pas l’éther-élément, mais l’esprit suprême.

L’adhikarana 9 (sûtra 23) dit que le prâna dont on parle dans la Chând. Upa. I. 11. 5, signifie l’esprit suprême.

L’adhikarana 10 (sûtras 24-27) enseigne que la lumière mentionnée dans la Chând. Upa. III. 13. 7, n’est pas une lumière d’ordre physique, mais l’esprit suprême.

L’adhikarana 11 (sûtras 28-31) constate que le Prâna dont parle la Kaus. Upa. III. 2, est le Brahma. Dans le sûtra 31 de cet adhikarana, l’ablatif “upasatraividhyat” est expliqué par Çankara de deux façons. Ainsi, selon lui, le sûtra peut signifier: ”Si l’on dit que l’on n’a pas en vue le Brahma, en raison du fait que l’on mentionne les traits caractéristiques de l’âme individuelle et du principal souffle vital, nous répondrons: non; parce que votre interprétation conduirait à admettre une triple méditation — ce qui est contre la raison”: ou bien le sens serait: “la mention des traits du jiva et du prâna n’est pas déplacée, même dans un chapitre consacré au Brahma, à cause du triple caractère de la méditation, c’est-à-dire parce que le chapitre vise réellement à prescrire trois sortes de méditation, selon qu’on considère le Brahma sous l’aspect du Prâna, ou du Prajnâ, ou en lui-même” selon Ramanuja, les objets de ces trois méditations sont les suivants: le Brahma lui-même comme la cause du monde entier; le Brahma comme ayant pour corps la totalité des âmes jouissantes ou le Brahma comme avant pour corps les objets et les instruments de jouissance). Ramanuja, Nimbarka et Madhva suivent la deuxième façon d’expliquer cet ablatif, tandis que Vallabha suit la première; et, certainement, c’est la deuxième qui est la plus naturelle, comme on le voit d’après les ablatifs employés ailleurs, et en particulier d’après l’ablatif suivant dans ce sûtra même.


[1] II-v-1: À ce propos, le verset suivant est clair: “C’est la connaissance de l’intellect qui accomplit les sacrifices, c’est elle qui accomplit tous les devoirs, tous les actes. Toutes les divinités rendent hommage à cette connaissance, qui apparut en premier, qui est Brahman, en vérité.” Ainsi que celui-ci: “Celui qui connaît au moyen de la pure connaissance de Brahman, et jamais ne s’en écarte, celui-là abandonne tous ses péchés avec son corps et jouit, en plénitude et en abondance, de toutes jouissances.”

En vérité, différent de ce soi qui consiste en l’essence de l’intellect, bien que situé à l’intérieur de la gaine de celui-ci, se trouve un autre soi intérieur qui, lui, est fait de félicité, ananda. Oui, c’est par lui qu’est remplie la gaine de l’intellect. Et ce Soi possède également la forme humaine, calquée sur celle de la gaine de l’intellect. La joie est bel et bien sa tête; le plaisir est son flanc droit; le délice, son flanc gauche; la félicité est son tronc; Brahman est ses membres inférieurs et son support.