La philosophie du Védanta
Le Védanta est une des plus anciennes philosophies religieuses, issue de l’Inde. Il affirme l’unité de toutes les existences : la nature de l’univers et la nature de l’individu sont une seule et même nature divine, diversement manifestée..
Puisqu’il considère que tout ce qui existe ne vise au fond qu’à manifester la réalité, la vérité et la félicité divines, le Védanta reconnaît que toutes les religions mènent à la même Vérité, ce pourquoi il reconnaît aussi les enseignements de toutes les Incarnations divines, de tous les grands prophètes et de tous les grands instructeurs spirituels. De même, le Védanta ignore les distinctions de races, de nationalités ou de castes : si j’aide quelqu’un, je m’aide moi-même ; si je blesse quelqu’un, je me blesse moi-même.
Le Védanta n’a donc pas pour but ni pour méthode de convertir à une autre religion que celle de sa naissance, mais au contraire de donner à chacun des moyens pratiques adaptés à son tempérament personnel, pour réaliser la Vérité dans cette vie-ci. En effet, parmi toutes les manifestations de la Réalité divine, l’être humain (contrairement par exemple aux minéraux, végétaux ou animaux) a la particularité de pouvoir prendre conscience de l’unité et de la divinité de ces diverses manifestations : le but de la vie humaine est par conséquent de déployer et de manifester cette divinité
Pour y parvenir, le Védanta propose plusieurs méthodes (yogas) correspondant aux principaux tempéraments naturels.
Le jnana yoga (yoga de la connaissance) pratique la discrimination entre le Réel et l’irréel et cherche à atteindre la vérité originelle et ultime en libérant l’esprit de tout ce qui l’obscurcit ou l’appesantit.
Le bhakti yoga (yoga de l’amour) cherche la purification du cœur, de ses sentiments et de ses émotions à travers l’amour dévoué pour un dieu personnel, afin de l’intensifier en amour pur et infini.
Le karma yoga (yoga de l’action) cherche la créativité, à travers le détachement et le désintéressement : toute action y est prise pour un travail qui a son sens en lui-même (et non pas dans ses résultats) et chaque action y est accomplie pour le Suprême, lequel se manifeste en chacun de ceux que nous sommes amenés à servir.
Le raja yoga (yoga de la maîtrise) se voue à la concentration pour atteindre l’équilibre de l’intelligence par lequel est atteinte la connaissance du Suprême.
La philosophie du Vedānta
SYNTHÈSE ET LE COURONNEMENT DE TOUS LES DARŚANAS
QU’EST CE QUE LE VEDANTA ?
Signifiant proprement « fin (c’est-à-dire accomplissement, couronnement) du Veda », le mot sanskrit vedānta désigne l’un des plus importants courants de pensée de l’hindouisme classique. À ce titre, il constitue l’un des six grands « systèmes philosophiques » (darśana) brahmaniques et fut illustré par des maîtres tels que Śankara, Rāmānuja, Madhava. Voué à la métaphysique, le Vedānta emprunte les thèmes directeurs de sa problématique aux Upaniṣad, à commencer par la célèbre équation entre ātman et brahman (« l’âme individuelle est identique à l’âme universelle » ; « le soi n’est pas différent de l’Absolu »).
Ce darśana a produit ses œuvres majeures entre le VIème et le XIIème siècle de l’ère chrétienne et gagna, progressivement, un tel prestige qu’il en est venu à éliminer tous ses rivaux, au point d’apparaître comme l’expression privilégiée de l’orthodoxie brahmanique. Les grands réformateurs de l’hindouisme contemporain se recommandent presque tous du Vedānta, qu’ils combinent le plus souvent avec la forme de Yoga qu’ils recommandent. Un darśana métaphysique Le mot « vedānta » apparaît pour la première fois dans les Upaniṣad (vers le Vème s. av. J.-C.), où il désigne déjà la métaphysique dont l’étude prolonge et « achève » celle du Veda.
L’acquisition du savoir théologique par le novice (brahmacārin) se faisait, en effet, selon un ordre rigoureux : d’abord la mémorisation des hymnes védiques et de leurs commentaires (brāhmaṇa), puis apprentissage du rituel, enfin théologie proprement dite sous la forme d’une discussion des Upaniṣad. À ce programme obligatoire pouvait s’ajouter, pour les plus doués des étudiants, des disciplines plus spécialisées telles que la grammaire, la logique, la philosophie. C’est cette dernière que l’on désignait à l’origine par le terme de « vedānta », ce qui avait l’avantage de souligner qu’il s’agissait là de spéculations greffées sur le tronc védique plutôt que du libre exercice de la raison, comme cela commençait à être le cas en Grèce, à la même époque.
Un peu plus tard cependant, donc aux alentours du 1er siècle, Vedānta devint un nom propre, celui d’une école de pensée (darśana) parmi les six autres que l’on tenait pour représenter effectivement la tradition brahmanique. Ce serait une erreur, en effet, d’opposer les darśanas les uns aux autres : aux yeux des théologiens hindous, ils constituent simplement des approches différentes, mais toutes valables, de la vérité (c’est-à-dire du Veda). S’il en est ainsi, le Vedānta est la métaphysique, le sāṁkhya la science de la nature, le nyāya la logique. Cela, bien entendu, n’exclut pas les querelles entre théologiens, mais marque bien que celles-ci ne sauraient mettre en cause le fondement de l’édifice : l’infaillibilité des Écritures.
Le premier exposé du Vedānta en tant que tel est constitué par les Brahmasūtra, texte sans date ni signature (peut-être du IIème s. apr. J.-C.), dont la forme est celle d’une chaîne (sūtra) d’aphorismes destinés à être mémorisés pour servir de base aux leçons d’un maître (guru, ou ācārya). Là encore, il est admis qu’on ne doit en entreprendre l’étude qu’après avoir assimilé la doctrine d’un autre darśana, solidaire du Vedānta : la mīmāṁsā. Cette dernière (exposée, elle aussi, sous la forme du sūtra) se présente comme une herméneutique du rituel : non seulement on y discute des points de norme liturgique, mais on en vient à se poser la question du mécanisme même du sacrifice : comment comprendre qu’un acte humain (présenter une offrance de nourriture, par exemple) puisse valoir à celui qui officie un bien surnaturel : le Paradis ?
Si l’on écarte le libre arbitraire d’un Dieu personnel distribuant sa grâce, il faut admettre qu’une énergie mystérieuse, non humaine, est mise en œuvre par l’acte rituel et qu’elle est présente à la fois dans ce monde-ci et dans l’autre. C’est à ce point de la démonstration que le Vedānta prend le relais : cette énergie mystérieuse, c’est le brahman, l’Absolu ; il est l’ultime réalité : l’univers entier (ce monde-ci et tous les autres) se fonde sur lui, n’existe qu’en lui et par lui.
Et, puisque l’homme est analogue à l’univers, le brahman est également son fondement, sa vérité ; ce n’est que par une commodité de langage qu’on lui donne le nom d’ātman (« âme », « soi ») ; en fait, ātman et brahman ne font qu’un ; celui qui réalise cela en lui-même est à jamais délivré de la transmigration. Les articulations principales de la doctrine se retrouvent effectivement dans les Brāhmana et les Upaniṣad, notamment la recherche d’un fondement substantiel (pratiṣṭhā), d’une assise, et l’affirmation de l’identité de l’être véritable de chacun de nous avec le principe de toutes choses : tat tvam asi, « et toi aussi tu es cela ! », lit-on dans la Chāndogya-upaniṣad en conclusion d’une enquête sur le brahman où il apparaissait que l’on ne pouvait valablement le désigner que par le pronom neutre tad (« cela »).
Métaphysiquement donc, l’univers (et l’homme individuel) n’a qu’une existence phénoménale, précaire, illusoire ; il n’est que māyā (« magie »). Mais ces termes prêtent à discussion, car, si l’existence du monde est fondée sur l’essence, le brahman, on ne peut lui dénier la réalité. C’est là sans doute ce qui sépare le Vedānta du bouddhisme et en fait un système orthodoxe ; le monde n’est pas « vide de substance », comme le prétendent les bouddhistes ; il est, au contraire, éminemment réel, puisqu’il apparaît comme une manifestation du brahman. Ainsi māyā est-il finalement le nom de la faculté d’expansion, de rayonnement que possède le brahman, et il faut souligner que Śankara, tenant des positions les plus extrêmes du Vedānta, accepte les formules de l’Écriture selon lesquelles le brahman est Être, Conscience, Béatitude ; de même l’ātman reflète la lumière du principe spirituel.
Les trois grandes époques On comprend néanmoins que la subtilité des rapports entre l’Absolu et le monde, le brahman et l’ātman, le doute sur le rôle exact que joue la māyā, l’incertitude à propos de la naissance du monde (a-t-il été créé ? si oui, par qui ? ou bien est-il coéternel au brahman ?) aient alimenté la controverse. On peut, en gros, diviser l’histoire du Vedānta en trois grandes époques. Le Vedānta le plus ancien est aussi le plus radical : Gauḍapāda (VIe ou VIIe s.), commentant la Māṇḍūkyaupaniṣad, affirme que le monde n’a pas plus de réalité que le cercle rouge que nous croyons voir quand quelqu’un fait rapidement tourner devant nos yeux un brandon enflammé. Gauḍapāda aurait eu un élève, Govinda, qui devint à son tour le maître de Śankara (VIIIème s.).
Ce brahmane du Kérala (extrême sud de l’Inde) laissa plusieurs ouvrages, dont un monumental commentaire des Brahmasūtra où la position de Gauḍapāda est aménagée de manière à restituer au monde une certaine réalité : issu du brahman, c’est de lui qu’il tient sa vérité ; par hypostase, le brahman a d’ailleurs produit un Dieu souverain (qui n’est autre que lui-même « manifesté en tant que créateur ») ; c’est ce Seigneur (Iśvara) qui revêt des attributs que vénèrent les fidèles, mais « celui qui sait » doit aller au-delà des apparences et retrouver le brahman derrière le Dieu-Brahman. Après Śankara, le Vedānta entre dans la deuxième époque de son histoire : Rāmānuja (xiie s.) et surtout Madhva, son contemporain, mettent l’accent sur le rôle joué par le Seigneur. Rāmānuja, lui aussi originaire du sud de l’Inde, insiste sur les aspects positifs de l’Absolu : là où Śankara préférait le raisonnement apophatique (le brahman n’est « pas ainsi, pas ainsi ! », selon une formule célèbre des Upaniṣad), Rāmānuja se complaît à évoquer la félicité du Seigneur, la lumière qui émane de lui, etc. L’idéal que recherche « celui qui sait » n’est pas de se fondre dans le brahman impersonnel, non manifesté, mais d’obtenir la joie de cohabiter avec Dieu et d’être en communion permanente avec lui.
La position de Madhva est plus radicale encore : il accusait Śankara d’être un démon trompeur qui avait faussé l’enseignement des Brahmasūtra pour égarer les âmes. Madhva, en effet, croit que les âmes individuelles existent en tant que telles et que leur sort est décidé en dernier appel par Viṣṇu lui-même. La délivrance n’est donc plus seulement affaire d’effort spirituel : la grâce divine est nécessaire au salut. Il faut percevoir directement le brahman (c’est la position védântique habituelle de la connaissance-réalisation), mais ce brahman n’est autre que Viṣṇu, dont tous les êtres dépendent comme des esclaves dépendent d’un maître. On était là aux frontières du Vedānta et cette position extrême ne pouvait être longtemps tenue ; les successeurs de Madhva seront des dévots de Viṣṇu-Kṛṣṇa, ou bien feront retour à un Vedānta plus strict.
De fait, la troisième époque de ce darśana (du xiiie s. à nos jours) est marquée par un retour progressif à Śankara. Déjà la position de Vallabha (xve s.) est en retrait par rapport à celle de Madhva. Lui aussi persuadé que la dévotion (bhakti) est nécessaire au salut, le maître réaffirme l’unité fondamentale (advaita : « non-dualité ») de l’univers : le brahman, la nature, l’ātman, le Seigneur ne sont qu’une seule et même chose. On ne saurait donc parler d’illusion cosmique (māyā) au sens propre du terme, puisque le jeu des phénomènes, l’existence des êtres peuvent être tenus pour une sorte de « manière d’être » du brahman, à moins que ce ne soient des « pouvoirs » qui, en se modifiant, donnent naissance à tout l’univers. La précellence du Vedānta à partir du XVIIe siècle Après Vallabha, le Vedānta ne produit plus de personnalité de premier plan. Nombreux, certes, sont les commentateurs de Śankara, c’est-à-dire des philosophes qui rédigent le commentaire d’un commentaire ! Mais il leur est évidemment difficile de faire preuve de beaucoup d’originalité en la matière. Néanmoins, la nécessité pour le Vedānta de se situer clairement en tant que système cohérent et « complet », face au développement de la « nouvelle logique » (fondée au xiiie siècle par Gaṅgeśa) et au prestige grandissant du yoga, oblige les « sur-commentateurs » à développer certains aspects de la doctrine de Śankara : c’est le cas notamment de l’épistémologie et de la description des moyens pratiques pour accéder concrètement à la « connaissance vraie » (jñāna), qui s’identifie avec la délivrance.
C’est ainsi qu’au XVIème siècle, Vijñāna Bhikṣu tente une synthèse du Vedānta et du yoga, bientôt suivi dans cette voie par un nombre considérable de philosophes qui expliquent inlassablement que le Vedānta est, en fait, la synthèse et le couronnement de tous les darśanas. On peut dire que, dès le XVIIème siècle, la partie est gagnée : le Vedānta apparaît comme la métaphysique par excellence ou, si l’on préfère, la philosophie en soi, cependant que les autres systèmes ne sont plus considérés que comme des approches préliminaires (ou des aspects spécialisés) de la doctrine brahmanique par excellence.
Au XIXe siècle, lorsque les Européens ont enfin un contact direct avec la sagesse hindoue, c’est le Vedānta qui leur est surtout présenté ; et c’est lui, en tout cas, qui retient le plus leur attention. On sait que, par exemple, les philosophes allemands, de Schopenhauer à Deussen, identifient constamment le Vedānta de Śankara avec « la » philosophie hindoue, et même avec la métaphysique universelle. Il y a, certes, quelques contresens dans leur vue du Vedānta (qu’ils tiennent, à tort, pour un « idéalisme »), mais il n’en reste pas moins vrai que les positions de Śankara et de Rāmānuja sont effectivement les plus strictement métaphysiques de toutes celles que l’on rencontre en Inde.
Tous les darśanas prétendent apporter une vision complète (c’est là l’un des sens du mot darśana) de l’ordre des choses, et donc enseignent une « voie de salut », mais il est évidemment difficile de croire que l’on gagnera le ciel par la connaissance de la logique (nyāya) ou par l’exégèse (mīmāṁsā) des textes sacrés. Le sāṁkhya seul pouvait prétendre au titre de philosophie complète et d’explication métaphysique du monde. Mais, très tôt, ce darśana s’est laissé en quelque sorte absorber par le yoga dont il était solidaire, et il est remarquable que Śankara n’ait pas jugé utile de le réfuter systématiquement, alors qu’il se sentait encore obligé de polémiquer avec les bouddhistes, pourtant déjà à peu près complètement éliminés de l’Inde.
Cette victoire sans partage du Vedānta tient sans doute au fait qu’il incarnait effectivement ce qui était fondamental dans l’hindouisme, à savoir le sentiment intime que, dans l’ordre philosophique, il existe une hiérarchie des valeurs, comme il en existe une dans tous les aspects du dharma, que ce soit dans l’ordre social (système des castes) ou dans l’ordre religieux (le panthéon, lui aussi, est hiérarchisé). En plaçant la recherche de l’Absolu au-dessus de toutes les démarches humaines possibles, le Vedānta assurait la pérennité du dharma (c’est-à-dire, en fin de compte, de l’hindouisme lui-même), puisqu’il remettait chaque chose à sa vraie place : l’accomplissement du devoir de caste assure l’hindou d’une renaissance à un échelon supérieur de la vie sociale, la pratique de la dévotion (bhakti) lui permet de gagner le Paradis et d’y cohabiter avec son dieu préféré, mais seule la connaissance vraie (jñāna), c’est-à-dire la réalisation intime de l’identité de l’ātman et du brahman, lui permet d’accéder à la délivrance définitive (mokṣa ou mukti).
En Occident, depuis le début du xxe siècle, c’est surtout par l’intermédiaire des œuvres des réformateurs hindous contemporains (tels Rāmakrishna, Vivékânanda, Aurobindo) que le Vedānta est connu du grand public ; et il n’est pas niable qu’il exerce sur celui-ci une certaine influence, essentiellement dans les milieux intellectuels se situant en marge des Églises constituées. Là encore, c’est la hiérarchie des valeurs qui retient l’attention : l’idée notamment qu’il y a « quelque chose » (en sanskrit : tad, « cela ») au-dessus même du Dieu des diverses confessions. Ainsi réalise-t-on par en haut « l’unité transcendantale des religions ». Simultanément, le Vedānta enseigne la présence de ce même « cela » à l’intime de chaque être, avec l’assurance corrélative que l’individu peut, par la connaissance vraie, ou par la pratique du yoga, dépasser dans cette vie même la condition humaine. Cet idéal du suprahumain (l’expression appartient à Aurobindo) rejoint curieusement la nostalgie nietzschéenne du Surhomme. Un tel rapprochement n’est d’ailleurs nullement arbitraire : il suffit de se souvenir que Śankara a lui-même décrit le jīvan-mukta, le « délivré-vivant » (c’est-à-dire celui qui, ayant atteint la connaissance vraie, reste encore de ce monde) comme un être supérieur à tous, y compris aux dieux, et doué de pouvoirs quasi illimités. L’accent mis sur cet aspect du Vedānta n’est donc qu’une façon nouvelle de le présenter, non une trahison de la doctrine.
Écrit par Jean VARENNE : docteur de lettres, professeur à l’université de Lyon-III
Vedânta
Vedânta. – Nom du système de philosophie orthodoxe le plus répandu en Inde l’Inde (La philosophie indienne). Le mot signifie « fin du Veda », et a peut-être aussi d’autres sens. Cette philosophie se présente en tout cas comme s’appuyant essentiellement sur l’autorité du Véda, et comme étant l’exclusive systématisation des doctrines ésotériques, souvent vagues et contradictoires des Upanishads. Elle veut former la partie « rationnelle » de la science brahmanique, par opposition à la partie rituelliste. Elle y est d’ailleurs tout à fait fondée, et représente non seulement le courant le plus important de la philosophie, mais encore un des faits dominants de la pensée hindoue depuis la plus haute antiquité. On peut-assez approximativement caractériser cette doctrine en disant que c’est celle du «-panthéisme idéaliste-». Mais les méthodes logiques sont trop différentes, chez les Hindous, de ce qu’elles furent en Grèce, pour que cette désignation ait la valeur d’une classification exacte. En tout cas, dès les plus anciennes Upanishads, l’identité du moi (âtman) individuel et du moi mondial (âtman), leur indistinction parfaite a été proclamée. Et elle reste encore un article de foi pour l’Hindou qui réfléchit de nos jours. Tot tvam asi : tu es cela, dit-on, en désignant le monde puis l’interlocuteur.
Le Vedânta ayant ce caractère, il nous est difficile de donner ici, de son histoire, un aperçu suffisamment complet. Il semble que c’est sous l’action d’une école tout entière qu’il s’est constitué à l’aide d’éléments presque tout entiers empruntés aux Upanishads. Le plus ancien texte que l’on traite maintenant comme révélé, est appelé Brahma-Sâtras de Bâdarâyana. Il n’est pas possible d’admettre que celui-ci en soit l’auteur, vu qu’il y est cité nommément, en même temps que d’autres auteurs. Il est, de plus impossible d’assigner même une date à la rédaction que nous possédons. Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’elle est bien antérieure au fameux commentaire de Çankara, qui vécut au VIIIe ou au IXe siècle au plus tard. Celui-ci est le représentant, le fondateur peut-être du panthéisme absolu, de l’école non dualiste (advaita). Antérieurement à lui, il semble en effet que le Vedânta n’était pas encore purgé de toute contradiction. C’est par une interprétation un peu forcée que Çankara fait rentrer dans un système cohérent certaines affirmations plutôt dualistes du Sûtra qu’il commente. Il a d’ailleurs existé avant Çankara, et il existe encore de nos jours une autre école du Vedânta, celle de Râmanuja qui reconnaît la réalité de l’âme individuelle et la personnalité du Brahman, tout en admettant leur identité fondamentale. C’est une école de la «-non dualité relative-». Or, elle semble sur bien des points représenter la doctrine du Sûtra et des Upanishads. Quoi qu’il en soit, c’est sous la forme que lui a donnée Çankara que le Vedânta est devenu vraiment populaire dans l’Inde, au point d’être actuellement l’école philosophique la plus répandue.
« Tout ce qui est, selon le Vedânta, est en réalité un. » Il n’y a qu’un seul être, le brahman. De plus, le brahman n’est pas un être pensant personnel, mais c’est l’intelligence, la pensée elle-même. Et c’est ce brahman qui est à la fois cause matérielle et cause efficiente de tout l’ensemble des choses. Il n’y a rien en dehors de lui. Le monde extérieur n’existe pas substantiellement. Il est le produit de l’illusion (Mâyâ), autrement dit de l’ignorance (Avidyâ) universelle, qui conditionne le brahman absolu, dont elle est une puissance. On ne peut dire de cette ignorance ni qu’elle est un être ni qu’elle est un non-être. En tout cas, c’est en s’entourant, grâce à elle, des conditionnements successifs que le brahman produit tout l’ensemble des phénomènes qui constitue l’univers. Tel un magicien par son pouvoir suscite des illusions infinies, tel le brahman suscite tous les êtres, purs phénomènes dus à l’ignorance, depuis le brahman inférieur, ou Dieu créateur personnel, jusqu’aux corps les plus grossiers, en passant par l’âme individuelle.
Le seul but de l’humain est donc la connaissance du brahman, et l’absorption en lui. Ce qui est à vrai dire la même chose que la suppression de l’ignorance et de l’erreur. C’est là le salut : l’individu qui connaît le brahman a supprimé en soi le monde et le désir du monde; « la connaissance est la délivrance ». Si le sage continue à vivre, il ne vit plus que d’une vie sans intérêt. Désormais il est détaché du cercle infini des naissances et des morts (Métempsycose). Et, à la fois, il s’abîme dans un « Nirvâna » parfait, comme le dit une seule fois Çankara, et comme le répète après lui le Vedânta moderne.
Dans ce système, la théorie de l’âme individuelle, la cosmologie et la physique n’ont qu’un intérêt très secondaire. Les auteurs se contentent de montrer comment le brahman, qui est la pensée même, se matérialise progressivement sans changer de nature (car la cause n’est pas différente de l’effet), en s’enveloppant simplement des ténèbres toujours plus épaisses de l’erreur.
Dans les derniers siècles, le Vedânta est devenu de plus en plus radical, plus moniste. En même temps, chose curieuse, le Vedânta est devenu éclectique. Déjà les théories de Çankara se ressentent de l’influence du bouddhisme que ce philosophe est réputé avoir définitivement confondu. Mais, il y a plus, le Vedânta Sâra de Sadânanda (XVIe ou XVIIe siècle), l’un des livres les plus populaires de l’Inde moderne, nous montre des traces indéniables de l’influence des autres systèmes, en particulier du Sânkhya et du Yôga. (Marcel Mauss).
L’HOMME ET SON DEVENIR SELON LE VÊDÂNTA
Avant-propos
À plusieurs reprises, dans nos précédents ouvrages, nous avons annoncé notre
intention de donner une série d’études dans lesquelles nous pourrions, suivant les cas, soit exposer directement certains aspects des doctrines métaphysiques de l’Orient, soit adapter ces mêmes doctrines de la façon qui nous paraîtrait la plus intelligible et la plus profitable, mais en restant toujours strictement fidèle à leur esprit. Le présent travail constitue la première de ces études: nous y prenons comme point de vue central celui des doctrines hindoues, pour des raisons que nous avons eu déjà l’occasion d’indiquer, et plus particulièrement celui du Vêdânta, qui est la branche la plus purement métaphysique de ces doctrines ; mais il doit être bien entendu que cela ne nous empêchera point de faire, toutes les fois qu’il y aura lieu, des rapprochements et des comparaisons avec d’autres théories, quelle qu’en soit la provenance, et que, notamment, nous ferons aussi appel aux enseignements des autres branches orthodoxes de la doctrine hindoue dans la mesure où ils viennent, sur certains points, préciser où compléter ceux du Vêdânta. On serait d’autant moins fondé à nous reprocher cette manière de procéder que nos intentions ne sont nullement celles d’un historien : nous tenons à redire encore expressément, à ce propos, que nous voulons faire œuvre de compréhension, et non d’érudition, et que c’est la vérité des idées qui nous intéresse exclusivement. Si donc nous avons jugé bon de donner ici des références précises, c’est pour des motifs qui n’ont rien de commun avec les
préoccupations spéciales des orientalistes; nous avons seulement voulu montrer par là que nous n’inventons rien, que les idées que nous exposons ont bien une source traditionnelle, et fournir en même temps le moyen, à ceux qui en seraient capables, de se reporter aux textes dans lesquels ils pourraient trouver des indications complémentaires, car il va sans dire que nous n’avons pas la prétention de faire un exposé absolument complet, même sur un point déterminé de la doctrine. Quant à présenter un exposé d’ensemble, c’est ici une chose tout à fait impossible : ou ce serait un travail interminable, ou il devrait être mis sous une forme tellement synthétique qu’il serait parfaitement incompréhensible pour des esprits occidentaux. De plus, il serait bien difficile d’éviter, dans un ouvrage de ce genre, l’apparence d’une systématisation qui est incompatible avec les caractères les plus essentiels des doctrines métaphysiques; ce ne serait sans doute qu’une apparence, mais ce n’en serait pas moins inévitablement une cause d’erreurs extrêmement graves, d’autant plus que les Occidentaux, en raison de leurs habitudes mentales, ne sont que trop portés à voir des « systèmes » là même où il ne saurait y en avoir. Il importe de ne pas donner le moindre prétexte à ces assimilations injustifiées dont les orientalistes sont coutumiers; et mieux vaudrait s’abstenir d’exposer une doctrine que de contribuer à la dénaturer, ne fût-ce que par simple maladresse. Mais il y a heureusement un moyen d’échapper à l’inconvénient que nous venons de signaler: c’est de ne traiter, dans un même exposé, qu’un point ou un aspect plus ou moins défini de la doctrine, sauf à prendre ensuite d’autres points pour en faire l’objet d’autant d’études distinctes. D’ailleurs, ces études ne risqueront jamais de devenir ce que les érudits et les « spécialistes » appellent des «monographies », car les principes fondamentaux n’y seront jamais perdus de vue, et les points secondaires eux-mêmes n’y devront apparaître que comme des applications directes ou indirectes de ces principes dont tout dérive : dans l’ordre métaphysique, qui se réfère au domaine de
l’Universel, il ne saurait y avoir la moindre place pour la « spécialisation ».
On doit comprendre maintenant pourquoi nous ne prenons comme objet propre de la présente étude que ce qui concerne la nature et la constitution de l’être humain : pour rendre intelligible ce que nous avons à en dire, nous devrons forcément aborder d’autres points, qui, à première vue, peuvent sembler étrangers à cette question, mais c’est toujours par rapport à celle-ci que nous les envisagerons. Les principes ont, en soi, une portée qui dépasse immensément toute application qu’on en peut faire ; mais il n’en est pas moins légitime de les exposer, dans la mesure où on le peut, à propos de telle ou telle application, et c’est même là un procédé qui a bien des avantages à divers égards. D’autre part, ce n’est qu’en tant qu’on la rattache aux principes qu’une question, quelle qu’elle soit, est traitée métaphysiquement; c’est ce qu’il ne faut jamais oublier si l’on veut faire de la métaphysique véritable, et non de la “pseudo-métaphysique” à la manière des philosophes modernes.