Upadesamrta verset 1 à 11


L’enseignement de Rūpa Gosvāmī

VERSET 1

vāco vegaṁ manasaḥ krodha-vegaṁ
jihvā-vegam udaropastha-vegam
etān vegān yo viṣaheta dhīraḥ
sarvām apīmāṁ pṛthivīṁ sa śiṣyāt

TRADUCTION

“L’être sobre, capable de résister aux tentations du verbe, aux sollicitations du
mental, aux incitations à la colère et aux impulsions de la langue, de l’estomac et des organes génitaux, trouve qualité pour faire des disciples par toute la terre.”

TENEUR ET PORTEE

Le Śrīmad-Bhāgavatam nous montre Mahārāja Parīkṣit soumettant à Śrīla Śukadeva Gosvāmī nombre de questions pertinentes, dont l’une se formule comme suit: «Ceux-là qui ne peuvent maîtriser leurs sens, pourquoi tentent-ils d’expier leur fautes ?» De tels êtres sont semblables à un voleur qui, même s’il sait fort bien qu’il peut être arrêté pour ses vols, et même s’il a vu d’autres voleurs appréhendés par les représentants de la loi, continue cependant de perpétrer ses méfaits. Il est deux voies par quoi s’acquiert le savoir: par l’écoute et par la vue.

Une intelligence moindre l’acquerra par la vue; une intelligence plus haute, à travers l’écoute. Ainsi, lorsqu’un homme doué d’intelligence entend les enseignements des écrits juridiques et des śāstras (Textes révélés) stipulant que voler est un crime et que tout malfaiteur qui se fait prendre sera arrêté et châtié, il s’abstient de le faire. Mais l’homme d’intelligence moindre devra d’abord subir arrestation et punition avant de comprendre. Quant à l’homme à l’esprit vil et privé de toute intelligence, il continuera ses crimes même après avoir vu et entendu, et même après avoir été puni.

Châtié par l’Etat, ayant ainsi expié ses fautes, un homme de ce genre récidive dès sa sortie de prison. La question se pose alors: si l’emprisonnement doit permettre au voleur de racheter ses fautes et qu’il reprend, une fois libre, ses activités malfaisantes, quelle peut être la valeur d’une telle expiation ? Telle est d’ailleurs la question de Mahārāja Parīkṣit, rapportée dans le Śrīmad-Bhāgavatam (VI.1.9-10):

dṛṣṭa-śrutābhyāṁ yat pāpaṁ
jānann apy ātmano ‘hitam
karoti bhūyo vivaśaḥ
prāyaścittam atho katham
kvacin nivartate ‘bhadrāt
kvacic carati tat punaḥ
prāyaścittam atho ‘pārthaṁ
manye kuñjara-śaucavat

Il compare ce genre d’expiation au bain des éléphants. On voit cet animal s’asperger d’eau avec grand soin, mais sitôt hors de la rivière, il se couvre à nouveau de poussière. Que lui vaut alors de s’être si soigneusement baigné ? Pareillement, des spiritualistes pratiquent le chant du mahā-mantra Hare Kṛṣṇa tout en se livrant aux actes défendus, forts de croire que le chant annulera leurs fautes. Des offenses qui peuvent être commises lors du chant des Saints Noms du Seigneur, celle qui consiste à commettre sciemment des actes coupables en espérant que le chant du mahā-mantra efface leurs conséquences porte le nom de nāmno balād yasya hi pāpa-buddhiḥ. Certains chrétiens vont de la même manière à l’église confesser leurs péchés, croyant de cette manière, et moyennant quelque pénitence, obtenir l’absolution de leurs péchés de la semaine. Mais dès que la suivante commence, ils reprennent leurs activités coupables, en attendant le pardon du prochain dimanche. Mais dans ces versets du Śrīmad-Bhāgavatam, Mahārāja Parīkṣit — le roi le plus intelligent de son époque — condamne une telle expiation (prāyaścitta). Śukadeva Gosvāmī, doué lui aussi d’une intelligence remarquable, et digne du maître spirituel de Mahārāja Parīkṣit, répondit au roi en confirmant le bien-fondé de ses dires, car un acte
coupable ne peut être neutralisé par un acte vertueux. Le véritable prāyaścitta, ou rachat de nos fautes passées, s’effectue en ravivant notre conscience de Kṛṣṇa, maintenant assoupie.

Il demande donc le développement du vrai savoir, lequel s’acquiert par une voie précise. Tout comme il faut apprendre à se plier à des règles d’hygiène strictes pour rester en bonne santé, il faut de même apprendre à se soumettre à certains principes de vie si on aspire à ranimer sa conscience originelle, une conscience de parfaite connaissance. Mener une vie ainsi réglée constitue ce qu’on appelle le tapasya, l’austérité. On peut graduellement s’élever au niveau du savoir spirituel véritable par la pratique de l’austérité et de la continence (le brahmacarya), par la maîtrise du mental et des sens, par le don de ses biens, en se gardant profondément véridique, et propre, ainsi que par la pratique des yoga-āsanas. Toutefois, celui qui aura l’heureuse fortune de bénéficier de la compagnie d’un pur bhakta, d’un maître spirituel authentique, et, sous sa direction, d’observer les principes régulateurs de la Conscience de Kṛṣṇa. — s’abstenir de tout rapport sexuel illicite, ne pas manger de viande, ne faire usage d’aucune substance
enivrante et rejeter tout jeu de hasard — et à sa suite de s’engager dans le service du Seigneur Suprême, pourra facilement atteindre le même but sans devoir se soumettre à toutes les pratiques yogiques visant à maîtriser le mental. C’est d’ailleurs la méthode, fort simple, que recommande Śrīla Rūpa Gosvāmī.

D’abord, maîtriser ses paroles. Chacun possède le pouvoir de parler, dont il se hâte d’user dès que s’en présente l’occasion. Que nos dires ne se rapportent pas à la Conscience de Kṛṣṇa, et mille sottises sortiront alors de notre bouche. Le crapaud des champs ne peut s’empêcher de coasser; de même, tout homme qui a une langue veut parler, fût-ce pour dire des inepties. Mais par ses cris, le crapaud ne fait que convier le serpent: «S’il te plaît, viens me manger!» Bien qu’il appelle ainsi sa propre mort, rien ne peut l’empêcher de poursuivre son tapage. Les paroles des matérialistes et des philosophes māyāvādīs, ou impersonnalistes, sont comme les coassements du crapaud. Par les sornettes qui se précipitent sans arrêt de leur bouche, ils invitent la mort à les engloutir. Maîtriser ses paroles, cependant, ne signifie pas s’imposer le silence (mauna), comme le croient les philosophes māyāvādīs. La pratique du silence peut apporter une aide temporaire, mais se traduira finalement par l’échec. Pour réaliser la maîtrise du verbe telle que l’entend Śrīla Rūpa Gosvāmī, il faut plutôt adopter la voie positive de la kṛṣṇa-kathā; cette voie consiste à utiliser nos paroles pour la glorification du Seigneur Suprême, Sri Kṛṣṇa, à user de sa langue pour exalter Son Nom, Sa Forme, Ses Attributs et Ses Divertissements; le prédicateur de la kṛṣṇa-kathā se situe éternellement hors d’atteinte des griffes de la mort. Voilà ce que signifie maîtriser son désir de parler, ou “résister aux tentations du verbe”.

La fébrilité, ou inconstance, du mental (mano-vega) peut être dominée lorsqu’on le fixe sur les pieds pareils-au-lotus de Kṛṣṇa. Le Caitanya-caritāmṛta (Madhya 22.31) enseigne à cet effet:

kṛṣṇa—sūrya-sama; māyā haya andhakāra
yāhāṅ kṛṣṇa, tāhāṅ nāhi māyāra adhikāra

Sri Kṛṣṇa est comparable au soleil, et māyā à l’obscurité. Là où brille le soleil, il ne saurait exister de ténèbres. De même, si l’on garde Kṛṣṇa présent en son mental, aucun risque de voir māyā venir le troubler. La techique de yoga qui vise à nier toute pensée matérielle ne s’avère ici d’aucune aide; le vide créé dans le mental ne peut être qu’artificiel, et ne tardera pas à se combler. Cependant, si l’on absorbe toujours ses pensées en Kṛṣṇa, méditant sur le moyen de mieux Le servir, tout naturellement le mental sera maîtrisé.

La colère aussi peut être maîtrisée. Impossible d’en faire simplement abstraction, mais nous pouvons nous en rendre maîtres si, l’assujettissant à la Conscience de Kṛṣṇa, nous en usons contre ceux qui blasphèment le Seigneur ou Ses dévots.


Sri Caitanya Mahāprabhu montra un courroux de cette qualité lorsqu’Il S’en prit aux deux frères mécréants Jagāi et Mādhāi après qu’ils eurent blasphémé et blessé Sri Nityānanda Prabhu. Certes, Il écrit dans Son Śikṣāṣṭaka: tṛṇād api sunīcena taror api sahiṣṇunā, «Les Saints Noms du Seigneur, on devrait les chanter sans prétention aucune, en toute humilité, en se considérant moins qu’un fétu de paille dans la rue, en devenant plus tolérant que l’arbre et toujours prêt à offrir à autrui ses respects.» Pourquoi donc, alors, de la part du Seigneur, une telle colère ? Il faut comprendre le principe suivant: un homme doit être prêt à tolérer les pires insultes dès lors qu’elles sont dirigées vers sa propre personne, mais
le vrai bhakta s’enflammera de colère et sévira aussitôt contre quiconque offense Kṛṣṇa ou Son pur dévot. Il est impossible d’enrayer la colère (krodha), mais elle peut être appliquée à bon escient. Hanumān était aussi animé d’une grande colère lorsqu’il livra aux flammes Laṅkā, pourtant il demeure célébré comme le plus fervent dévot de Sri Rāmacandra; c’est qu’il fit un juste usage de la colère. De même Arjuna, il n’avait aucun désir de combattre, mais Sri Kṛṣṇa l’incita à la colère: «Tu dois combattre!» Nul ne peut en effet combattre sans colère. Mais il faut, pour la maîtriser, l’utiliser au service du Seigneur.

Quant à la langue, nous savons tous par expérience qu’elle aspire toujours à goûter les mets succulents. Cependant, nous ne devrions pas la laisser se satisfaire à sa fantaisie, mais la discipliner, en lui donnant du prasāda. Ainsi, un bhakta ne mange que lorsque Kṛṣṇa le pourvoie en prasāda. Voilà comment maîtriser les impulsions de la langue. On doit en outre honorer le prasāda à des heures régulières, et ne jamais fréquenter les restaurants ou confiseries, selon les caprices de la langue et de l’estomac. Si l’on adhère à ce principe, de n’accepter pour toute nourriture que du prasāda, leurs impulsions s’en trouveront maîtrisées. De même, les impulsions sexuelles sont maîtrisables, pourvu qu’on n’y réponde pas sans jugement. Les organes génitaux doivent servir à engendrer des enfants qu’on élèvera dans la Conscience de Kṛṣṇa, et à nul autre usage. Le Mouvement
pour la Conscience de Kṛṣṇa ne favorise pas le mariage en vue de satisfaire les pulsions génitales, mais bien pour que viennent au monde des enfants qu’on élèvera dans la Conscience de Kṛṣṇa. Dès qu’ils ont un peu grandi, vers l’âge de cinq ans, on les envoie au gurukula, à nos écoles védiques, où ils reçoivent l’éducation nécessaire pour devenir parfaitement conscients de Kṛṣṇa.. La société requiert un grand nombre d’hommes formés de cette manière. Ainsi, celui qui est en mesure d’engendrer une descendance de bhaktas pourra-t-il avantageusement user de ses organes de reproduction.

Or, quiconque possède une parfaite maîtrise des divers modes de discipline dans la Conscience de Kṛṣṇa se donne qualité pour devenir un maître spirituel authentique. Dans l’Anuvṛtti, son commentaire sur l’Upadeśāmṛta, Śrīla Bhaktisiddhānta Sarasvatī Ṭhākura explique que l’identification de l’être à la matière éveille en lui trois sortes d’impulsions: celles de la parole, celles du mental et celles du corps. Que l’être y succombe, et sa vie prendra aussitôt un caractère défavorable. On désigne celui qui, pour sa part, entreprend de leur résister sous le nom de tapasvī, signifiant qu’il pratique l’austérité. Grâce à ce tapasya, il pourra briser le joug de l’énergie matérielle, l’énergie externe du Seigneur Suprême.


Lorsque nous parlons de «tentations du verbe», nous nous référons aux vaines paroles, comme en profèrent les philosophes impersonnalistes, ou māyāvādīs, ceux qu’absorbe l’action intéressée (qu’on nomme techniquement karma-kāṇḍa), ou encore les matérialistes, dont le seul désir est le plaisir sans restriction aucune. Leurs dires et leurs écrits à tous sont l’expression concrète de ce que nous entendons par «tentations du verbe». Nombreuses les inepties proférées par l’homme et nombreux les vains ouvrages; or il s’agit là d’autant de fruits, d’efforts, portant à satisfaire les tentations du verbe.


Pour pouvoir vaincre ces tendances, il nous faut faire de Kṛṣṇa l’Objet de nos paroles. On lit dans le Śrīmad-Bhāgavatam (1.5.10-11) :

na yad vacaś citra-padaṁ harer yaśo
jagat-pavitraṁ pragṛṇīta karhicit
tad vāyasaṁ tīrtham uśanti mānasā
na yatra haṁsā niramanty uśik-kṣayāḥ

“Les mots qui point ne dépeignent les gloires du Seigneur, lesquelles suffisent à rendre pure l’atmosphère des trois mondes, pour les saints hommes ne valent guère plus que pèlerinages aux corbeaux. Les êtres parfaitement accomplis, parce qu’ils habitent le monde spirituel, n’y trouvent aucun plaisir.”

(S.B., 1.5.10)

tad-vāg-visargo janatāgha-viplavo
yasmin prati-ślokam abaddhavaty api
nāmāny anantasya yaśo ‘ṅkitāni yat
śṛṇvanti gāyanti gṛṇanti sādhavaḥ


“D’autre part, les ouvrages où l’on trouve abondamment décrites les gloires absolues du Seigneur Suprême et Infini sont d’inspiration purement spirituelle, et les mots sublimes qui en remplissent les pages ont vocation de révolutionner les habitudes impies des cultures égarées de ce monde. Même si la lettre de ces Ecrits comporte des irrégularités, ils demeurent écoutés, chantés et accueillis par tous les hommes purs qu’anime une profonde intégrité.”

(S.B., 1.5.11)

La conclusion en est que nous ne pourrons éviter les vains et ineptes propos à moins de parler du service de dévotion offert au Seigneur Suprême. Ainsi devons-nous toujours nous efforcer d’user de la parole dans le seul but de réaliser la conscience de Kṛṣṇa.

Pour ce qui est des agitations, ou «sollicitations», du mental vacillant, elles se divisent en deux groupes. Le premier consiste en attachements non maîtrisés (avirodha-prīti), et le second en accès de colère nés de la frustration (virodha-yukta-krodha). L’adhérence à la philosophie māyāvāda, la foi en les fruits de l’action intéressée qu’ont les karma-vādīs — et dans la réussite de divers projets échafaudés sur des désirs matériels, voilà autant de manifestations de avirodha-prīti. Les Jñānīs, karmīs et les «échafaudeurs de projets» attirent facilement sur eux l’attention des âmes conditionnées, mais dès que ces matérialistes voient leurs plans s’écrouler, leurs efforts aboutir à l’échec, ils se laissent envahir par la colère. Car, la frustration des désirs matériels engendre aussitôt la colère.

Les exigences du corps, quant à elles, peuvent se diviser en trois groupes: les impulsions de la langue, de l’estomac et de l’appareil génital. On remarquera que ces trois sources de désir se situent sur une même ligne dans le corps, et que c’est la langue qui provoque les premiers désirs du corps. Si, donc, nous pouvons la discipliner, en ne lui laissant goûter que du prasāda, les exigences de l’estomac et des organes génitaux seront également maîtrisées par contre coup. Śrīla Bhaktivinoda Ṭhākura dit à cet effet:


śarīra avidyā jāla, jaḍendriya tāhe kāla,
jīve phele viṣaya-sāgare
tā’ra madhye jihvā ati, lobhamāyā sudurmati,
tā’ke jetā kaṭhina saṁsāre

kṛṣṇa baḍa dayāmaya, karibāre jihvā jaya,
sva-prasāda-anna dila bhāi
sei annāmṛta khāo, rādhā-kṛṣṇa-guṇa gāo,
preme ḍāka caitanya-nitāi

“Le corps matériel n’est qu’ignorance, ô Seigneur, et les sens forment un réseau de sentiers qui mènent à la mort. Pour une raison ou pour une autre, nous avons chu dans l’océan du plaisir des sens; or, de tous les organes des sens, c’est la langue le plus vorace et le plus difficile à maîtriser. Mais Tu fais montre, ô Kṛṣṇa, d’une grande bonté envers nous, car Tu nous donnes, pour en devenir maître, ce délicieux prasāda, cette nourriture consacrée. Prenons donc de ce prasāda à notre entière satisfaction, rendons gloire à Leurs Grâces Śrī Śrī Rādhā et Kṛṣṇa, et invoquons avec amour l’aide de Sri Caitanya et de Prabhu Nityānanda.”

Il existe six sortes de saveurs (rasas), et il suffira que l’une d’entre elles agite l’être pour qu’il devienne aussitôt soumis aux impulsions de la langue. Certains sont attirés par la viande, le poisson, les crustacés, les oeufs, etc.: «aliments» produits à partir de semen et de sang, et consommés sous forme de cadavres. D’autres se sentent plutôt enclins à savourer légumes, plantes comestibles diverses et produits laitiers, mais toujours pour l’unique satisfaction de leur langue. Par contre, l’homme conscient de Kṛṣṇa doit éviter toute habitude alimentaire centrée sur le seul plaisir des sens. Quant aux épices comme le piment rouge et le tamarin, il doit en faire un usage modéré, et doit complètement rejeter le haritakī (myrobolan), la noix de bétel, le pan et diverses épices utilisées dans sa
préparation, le LSD, la marijuana, l’opium, le tabac, l’alcool, le café et le thé, tous destinés à satisfaire des désirs illicites. Si nous prenons l’habitude de n’accepter que les reliefs de la nourriture offerte à Kṛṣṇa, nous pourrons secouer le joug oppressant de māyā. Les légumes, céréales, fruits et produits laitiers, de même que l’eau, sont tout à fait propres à être offerts au Seigneur: c’est ce qu’a Lui-même enseigné Sri Kṛṣṇa. Toutefois, n’accepter le prasāda que pour sa saveur —ce qui conduit à en consommer trop—, c’est également devenir victime des exigences de la langue. Sri Caitanya Mahāprabhu nous a enseigné d’éviter les mets hautement savoureux, s’agirait-il même de prasāda: bhāla nā khāibe āra
bhāla nā paribe, «Ne portez pas de vêtements somptueux et tenez-vous à l’écart des aliments délectables.» (C.c., Antya VI.236). On devient également prisonnier des impulsions de la langue si l’on offre à la murti des mets succulents avec l’intention de s’en régaler par la suite. De même si l’on accepte l’invitation d’un homme riche dans l’idée de se voir offrir d’appétissantes nourritures. Le Caitanya-caritāmṛta enseigne:

jihvāra lālase yei iti-uti dhāya
śiśnodara-parāyaṇa kṛṣṇa nāhi pāya

“Celui qui court de ça et de là, en quête du seul plaisir de sa langue, et demeure attaché aux impulsions de son estomac et de ses organes génitaux, celui-là ne peut atteindre Kṛṣṇa.”

(C.c., Antya VI.227).

La langue, l’estomac et les organes de reproduction se trouvent, nous l’avons vu, sur une même ligne dans le corps, et étroitement liés. Ceux-là qui souffrent de maladies de l’estomac n’ont certes pas pu en maîtriser les demandes. Dès qu’on en vient à manger plus que nécessaire, la vie se grève de toute une suite de désagréments. Si, au contraire, nous observons les jours de jeûnes, tel l’Ekādaśī et Janmāṣṭamī, bientôt les exigences de l’estomac se réduiront.

Quant aux impulsions des organes génitaux, elles se divisent en deux ordres: celles qui sont recevables et celles qui ne le sont pas, respectivement liées aux rapports sexuels licites et illicites. L’homme, s’il est réfléchi, peut se marier selon les règles établies par les śāstras et user de ses organes reproducteurs en vue d’engendrer de bons enfants. Voilà ce qu’on entend par acte sexuel licite, en accord avec les principes de la religion. Dans toute autre hypothèse, il s’efforcera, par toutes sortes de moyens, d’obéir aux exigences de ses organes génitaux, sans retenue aucune. Que par suite l’être se livre à des activités sexuelles illicites, telles que les définissent les śāstras, c’est-à-dire par la pensée, en faisant le projet, ou l’objet de notre conversation, en accomplissant l’acte en lui-même ou en stimulant les organes génitaux par des moyens artificiels, le voilà aussitôt dans les griffes de māyā. Ces enseignements ne sont pas destinés aux seuls grhastas, mais aussi aux tyāgīs, ou ceux qui ont embrassé l’ordre du renoncement. A cet égard, Śrī Jagadānanda Paṇḍita écrit, dans le septième chapitre de son Prema-vivarta:

vairāgī bhāi grāmya-kathā nā śunibe kāne
grāmya-vārtā nā kahibe yabe milibe āne

svapane o nā kara bhāi strī-sambhāṣaṇa
gṛhe strī chāḍiyā bhāi āsiyācha vana

yadi cāha praṇaya rākhite gaurāṅgera sane
choṭa haridāsera kathā thāke yena mane

bhāla nā khāibe āra bhāla nā paribe
hṛdayete rādhā-kṛṣṇa sarvadā sevibe

“O mon frère, tu as pris l’ordre du renoncement, et ne dois donc prêter l’oreille à nul propos matériel, ni débattre des choses temporelles. Ne pense pas aux femmes, ne serait-ce qu’en rêve, car tu as embrassé l’ordre du renoncement et prononcé le voeu qui t’interdit tout rapport avec elles. Aspirant à vivre en compagnie de Caitanya Mahāprabhu, tu dois toujours garder souvenir de l’histoire de Choṭa Haridāsa, de la manière dont le Seigneur l’a banni de Sa présence. Ne te nourris pas de mets savoureux ni ne te couvre de somptueux vêtements; reste toujours humble et sers Leurs Grâces Śrī Śrī Rādhā-Kṛṣṇa du
plus profond de ton coeur.”


En conclusion, celui qui peut maîtriser ces six facteurs — le verbe, le mental, la colère, la langue, l’estomac et les organes génitaux — mérite le nom de «svāmī», ou «gosvāmī». Svāmī signifie maître, et go-svāmī maître des sens. Celui qui prend le sannyāsa se voit dès lors attribué le titre de svāmī. Ce n’est pas pour signifier qu’il est le maître de sa famille, de la communauté à laquelle il appartient ou de sa nation, mais bien de ses propres sens. S’il n’a maîtrisé ses sens, nul ne doit être appelé gosvāmī; mais bien plutôt godāsa, serviteur de ses sens. Marchant sur les traces des six Gosvāmīs de Vṛndāvana, tout svāmī ou gosvāmī doit pleinement s’absorber dans le service d’amour sublime du Seigneur. Les godāsas, au contraire, servent leurs propres sens ou la nature matérielle; ce sont là leurs
seules occupations. Prahlāda Mahārāja décrit encore les godāsas comme adānta-go, mot signifiant que leurs sens ne sont pas maîtrisés. Un adānta-go ne peut devenir un serviteur de Kṛṣṇa.. Les paroles exactes de Prahlāda Mahārāja, telles que les rapporte le Śrīmad-Bhāgavatam, sont les suivantes:

matir na kṛṣṇe parataḥ svato vā
mitho ‘bhipadyeta gṛha-vratānām
adānta-gobhir viśatāṁ tamisraṁ
punaḥ punaś carvita-carvaṇānām

«Ceux qui ont décidé de poursuivre leur séjour dans l’Univers matériel afin d’offrirdavantage de plaisirs à leurs sens n’ont aucun espoir de devenir conscients de Kṛṣṇa, que ce soit par leurs efforts propres, par les conseils d’autrui ou par divers échanges et rencontres. Leurs sens les entraînent, emballés, vers les plus profondes ténèbres de l’ignorance, où ils s’évertuent frénétiquement à «mâcher du déjà mâché.» (,S.B VII.5.30)


VERSET 2

atyāhāraḥ prayāsaś ca
prajalpo niyamāgrahaḥ
jana-saṅgaś ca laulyaṁ ca
ṣaḍbhir bhaktir vinaśyati

TRADUCTION

“Il verra bientôt s’altérer en lui le service de dévotion, celui qui se livre aux six formes d’occupations qui suivent: 1) consommer plus de nourriture ou entasser plus de richesses que nécessaire, 2) entreprendre de trop grands efforts pour gagner des bienfaints matériels difficilement accessibles, 3) débattre sans nécessité de questions matérielles, 4) adhérer strictement aux règles par pur amour des règles plutôt qu’en vue de favoriser le progrès spirituel, ou encore les négliger pour agir de manière indépendante, par caprice, 5) fréquenter des personnes à l’esprit matérialiste, qui ne montrent pas d’intérêt pour la Conscience de Kṛṣṇa, et 6) nourrir une soif ardente pour des réalisations d’ordre matériel.”

TENEUR ET PORTEE

L’homme est fait pour une existence simple vouée à de hautes pensées. Par ailleurs, tout être conditionné doit, sous l’emprise de l’énergie externe du Seigneur, peiner selon les lois de l’Univers matériel. Dieu, la Personne Suprême, possède trois énergies, ou puissances, principales: l’énergie interne (antaraṅga-śakti), l’énergie marginale (taṭastha-śakti), et l’énergie externe (bahiraṅga-śakti). Les êtres vivants constituent l’énergie marginale et se trouvent donc situés entre les énergies interne et externe du Seigneur. Les jīvātmās, les âmes infimes, serviteurs éternels du Seigneur Suprême, toujours subordonnés à Lui, peuvent se trouver sous l’emprise soit de Son énergie interne, soit de Son énergie externe. Recevant l’influence de l’énergie interne, ils agissent en accord avec leur nature originelle, et s’absorbent sans fin, avec dévotion, dans le service du Seigneur. Ce que corrobore la Bhagavad-gītā:

mahātmānas tu māṁ pārtha
daivīṁ prakṛtim āśritāḥ
bhajanty ananya-manaso
jñātvā bhūtādim avyayam

“Mais ceux qui ignorent l’égarement, ô fils de Pṛthā, les mahātmās, se trouvent sous la protection de la nature divine. Me sachant Dieu, la Personne Suprême, originel et intarissable, ils s’absorbent dans le service de dévotion.”

(B.g., IX.13)

Le mot «mahātmā» désigne un être à l’esprit large, par opposition aux esprits boiteux, ou étroits, dont le souci constant est de satisfaire leurs sens. Ces derniers «élargissent» parfois leur champ d’activité et adhèrent alors à quelque doctrine en «isme» — le nationalisme, l’humanitarisme, l’altruisme… — en vue de faire le bien autour d’eux. Ils peuvent ainsi renoncer à leur satisfaction propre pour celle d’autres êtres, tels que les membres de leur famille et de leur nation, voire d’une société entière, ou même de l’humanité, mais ce ne sont là, en dernière analyse, qu’autant de formes différentes de la recherche de la satisfaction personnelle, dite alors «déployée». D’un point de vue matériel, toutes ces activités peuvent prendre un caractère des plus favorables, mais elles n’en sont pas moins dépourvues de valeur spirituelle; car toutes reposent sur le plaisir des sens, égocentrique ou déployé. Seul peut être appelé mahātmā, ou «esprit large», celui qui comble les Sens du Seigneur Suprême.

Dans le verset de la Bhagavad-gītā cité plus haut, les mots daivīṁ prakṛtim désignent l’influence de l’énergie interne, de la puissance de félicité du Seigneur Suprême, laquelle se trouve personnifiée par Śrīmatī Rādhārāṇī, ou par Lakṣmī, la déesse de la fortune, qui est son émanation. Sous l’influence de cette énergie, l’âme distincte, le jīva, se donne pour unique souci de satisfaire le Seigneur, Viṣṇu, ou Sri Kṛṣṇa.. Et telle est la position du mahātmā. Ceux qui ne possèdent pas cette ouverture d’esprit, on les nomme durātmā, ou pauvres d’esprit; ils se placent sous l’influence de l’énergie externe du Seigneur, de Sa mahāmāyā.

En vérité, toutes les âmes vivant au sein de l’Univers matériel sont sous l’emprise de la mahāmāyā, dont le rôle est de les soumettre aux trois sources de souffrances: les adhidaivika-kleśa —ou souffrances causées par les devas: sécheresse, tremblements de terre, orages…— les adhibhautika-kleśa —ou souffrances causées par d’autres êtres vivants: les «ennemis», les «nuisibles» (insectes, etc.)— enfin les adhyātmika-kleśa —ou souffrances venues du corps et du m’entai, sous forme d’infirmités, de troubles fonctionnels ou mentaux… Les Ecritures enseignent: Daiva-bhūtātma-hetavaḥ, l’âme conditionnée, sujette à ces trois formes de souffrance sous l’emprise de l’énergie externe, connaît maints déboires en ce monde.

De ces déboires, le principal auquel se heurte l’âme conditionnée réside en la répétition des naissances, de la maladie, de la vieillesse et de la mort. Mais il lui faut aussi, pendant son séjour en ce monde, satisfaire aux besoins du corps; or, comment y parvenir, et de manière à favoriser l’épanouissement en soi de la conscience de Kṛṣṇa ? L’homme requiert, pour subsister, des aliments végétaux, des vêtements, de l’argent, etc., mais il ne lui faut jamais amasser plus que l’essentiel. Celui qui observe ce principe naturel n’éprouvera aucun mal à répondre aux besoins du corps.

De par les lois naturelles, jamais les êtres appartenant aux espèces inférieures dans l’échelle de l’évolution ne mangent ni n’amassent plus qu’il ne leur est nécessaire. Ainsi ne trouve-t-on parmi eux nulle carence. Pour eux, le problème économique ne se pose pas. Si on laisse un sac de riz sur la voie publique, les oiseaux viendront en manger quelques grains et repartiront ensuite. Un homme, lui, prendra possession du sac entier, mangera autant de riz que son estomac peut en contenir et gardera le reste en réserve. Les Ecritures condamnent un tel comportement (atyāhāra ), et enjoignent à l’homme «de ne pas entasser plus qu’il ne faut». C’est parce qu’il a manqué à cette règle que le monde d’aujourd’hui connaît la souffrance.

Le désir d’amasser et manger plus que nécessaire engendrera par ailleurs un vain labeur (prayāsa). Dieu a fait en sorte que tout homme puisse vivre paisiblement, en toute région du monde, pourvu qu’il ait à sa disposition une parcelle de terrain et une vache laitière. Il ne lui est nullement nécessaire de se déplacer sans fin pour assurer sa subsistance, puisque, là où il se trouve, la terre et la vache peuvent réunies lui fournir tous ses aliments. Telle est la solution à tous les problèmes économiques. L’homme se voit, parmi les êtres, béni d’une intelligence supérieure, afin qu’il puisse développer sa conscience de Kṛṣṇa, c’est-à-dire développer sa compréhension de Dieu, renouer son lien avec Lui, et ainsi atteindre le but ultime de l’existence: le pur amour de Dieu. Hélas, l’homme «civilisé», oublieux de la réalisation spirituelle, use de son intelligence à seule fin d’entasser des biens superflus et ne mange que pour satisfaire sa langue. Par la volonté de Dieu, l’homme n’a aucun mal à produire lait et céréales en quantité suffisante pour nourrir la terre entière; mais plutôt que d’utiliser son intelligence supérieure en vue de développer sa conscience de Dieu, il en mésuse, et l’emploie à créer l’inutile, l’indésirable. D’où les usines, les abattoirs, les maisons de prostitution, les débits de boissons alcooliques, etc. Lorsqu’on donne au matérialiste moderne le conseil de ne pas entasser trop de biens, de ne pas manger trop ou de ne pas s’engager en un vain labeur, en vue d’un confort artificiel, il pense aussitôt qu’on lui demande de régresser, de vivre comme un primitif. C’est qu’en règle générale, les hommes ne chérissent guère l’idée d’une vie simple vouée à de hautes pensées. Telle est leur infortune.

La vie a pour but la réalisation de Dieu; voilà pourquoi l’homme est doté d’une intelligence supérieure. Et les hommes qui l’ont compris ont le devoir de mettre en pratique les enseignements des Ecritures védiques. Car, celui qui applique ces enseignements sous la direction d’une autorité en la matière peut gagner de s’établir dans le parfait savoir, donnant ainsi à sa vie un sens réel.

Dans le Śrīmad-Bhāgavatam (1.2.9) Śrī Sūta Gosvāmī définit de la façon suivante le dharma de l’homme:

dharmasya hy āpavargyasya
nārtho ‘rthāyopakalpate
nārthasya dharmaikāntasya
kāmo lābhāya hi smṛtaḥ

“Toute occupation de l’homme doit avoir pour but ultime la libération, aucune ne doit être accomplie en vue de quelque bienfait matériel. D’autre part, celui qui emprunte la voie de l’occupation ultime, du service suprême, ne doit jamais utiliser pour la satisfaction des sens les bienfaits matériels qui s’offrent à lui. Voilà ce qu’affirment les grands sages.”

(.S.B., 1.2.9)

La civilisation humaine demande d’abord que chacun accomplisse les devoirs et occupations qui lui incombent en conformité avec les prescriptions scripturaires. L’intelligence de l’homme, supérieure, devrait être cultivée de manière à lui permettre de saisir la nature essentielle du arma, de l’occupation, ou «religion», ultime. Il existe, dans les diverses sociétés humaines, divers concepts définissant la religion, et qui empruntent les noms d’Hindouisme, de Christianisme, de Judaïsme, d’Islam, de Bouddhisme, etc.; c’est ce sentiment religieux qui distingue l’homme de la gent animale.

Comme l’enseigne le verset cité plus haut: dharmasya hy āpavargyasya nārtho ‘rthāyopakalpate, le but de la religion est de permettre à l’homme d’atteindre à l’émancipation spirituelle, et non pas d’obtenir son pain de chaque jour. Il arrive qu’une société crée un système religieux visant à favoriser le progrès matériel, mais le but du véritable dharma est tout autre. La religion, ou dharma, permet de comprendre les lois de Dieu, pour ensuite s’y conformer, ce qui représente le seul moyen pour secouer le joug de la matière. Tel est le vrai but de la religion. Malheureusement, par convoitise de la prospérité matérielle (atyāhāra ), les hommes pratiquent le plus souvent la religion dans un but intéressé. Pourtant, la religion véritable demande aux hommes que tout en se consacrant à la Conscience de Kṛṣṇa., ils se satisfassent du minimum vital. Certes, nous devons acquérir des biens, pour assurer notre subsistance, mais seulement dans la mesure où ils sont requis pour combler les besoins essentiels du corps.

Voilà ce qu’enseigne la vraie religion. Jīvasya tattva jijñāsā: la vie a pour but premier de s’enquérir de la Vérité Absolue. Et si ce n’est pas à la poursuite de ce but que nous engageons nos efforts (prayāsa), ce sera pour satisfaire toujours davantage les besoins superflus du corps. Or, quiconque aspire à la réalisation spirituelle doit éviter une telle orientation de ses efforts.

Un autre obstacle à la vie spirituelle réside dans les vains propos (prajalpa). Nous rencontrons des amis: aussitôt affluent les propos inutiles, semblables aux coassements des crapauds. Si nous devons émettre des paroles, que ce soit pour propager le Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa. En dehors de la Conscience de Kṛṣṇa, on aime à lire des piles de jounaux, de revues, de romans, à faire des mots croisés, ou autres inepties de la même farine. Tous perdent ainsi un temps et une énergie précieux. En Occident, les vieillards, les retraités, jouent aux cartes, vont à la pêche, regardent la télévision et discutent «politique». Inepties et frivolités de ce genre relèvent du prajalpa. Jamais les hommes d’intelligence, orientés vers la Conscience de Kṛṣṇa, ne doivent s’adonner à de telles activités.

Par les mots Jana-saṅga, on désigne la fréquentation d’hommes qui ne montrent pas d’intérêt pour la Conscience de Kṛṣṇa; c’est une compagnie que tous devraient soigneusement éviter. Śrīla Narottama dāsa Ṭhākura nous recommande d’ailleurs expressément de ne vivre qu’en la compagnie de bhaktas, d’êtres conscients de Kṛṣṇa. (bhakta-sane vāsa). Le désir de chacun doit être de s’engager constamment dans le service du Seigneur en compagnie de bhaktas. Il est un principe général, que celui qui désire se spécialiser en telle ou telle profession trouve tout avantage à se lier avec des personnes engagées dans cette voie. Suivant ce principe, les matérialistes constituent divers groupements, associations et clubs, en vue d’accélérer leur progrès. Dans le monde des affaires, par exemple, on trouve des Bourses, des chambres de commerce, etc. Quant à nous, nous avons choisi de fonder l’Association Internationale pour la Conscience de Kṛṣṇa, pour permettre aux hommes de profiter de la compagnie d’êtres qui n’ont pas oublié Kṛṣṇa. Ce Mouvement spirituel prend une ampleur croissante, et nombreux sont ceux qui, dans toutes les parties du monde, joignent ses rangs, afin d’éveiller en eux leur conscience de Kṛṣṇa, maintenant assoupie.

Śrīla Bhaktisiddhānta Sarasvatī Ṭhākura écrit, dans son Anuvṛtti, que les efforts outrés des arides théoriciens et des philosophes spéculatifs en vue d’acquérir le savoir relèvent de l’atyāhāra , de l’accumulation excessive des biens. Le Śrīmad-Bhāgavatam ajoute que leurs efforts à écrire tant d’ouvrages — qui ne traitent, en fait, que de philosophie sèche et impraticable — dénués de toute conscience de Kṛṣṇa, se révèlent parfaitement vains. De même, les efforts des karmīs pour publier des masses d’ouvrages destinés à favoriser le développement économique relèvent de l’atyāhāra . Tombent en fait sous cette catégorie les efforts de tous ceux qui, en l’absence de tout désir de devenir conscients de Kṛṣṇa, s’acharnent à accroître leurs possessions matérielles, qu’il s’agisse de gains monétaires ou d’un accroissement des connaissances scientifiques.

Si les karmīs peinent tant afin d’accumuler toujours plus de richesses pour leurs descendants, c’est uniquement par ignorance de leur condition future. Les exemples abondent. Celui, entre autres, d’un parfait karmī, lequel avait amassé une grande fortune, qu’il transmit à ses héritiers. Or il dut, selon son karma, reprendre naissance dans la famille d’un cordonnier, non loin de la maison qu’il avait fait construire dans sa vie précédente pour ses enfants. Notre cordonnier se présente un jour à son domicile d’antan, dont les maîtres, ses propres fils, irrités contre lui, le frappent de leurs chaussures… A moins de se tourner vers la Conscience de Kṛṣṇa, karmīs et jñānīs continueront simplement de gâcher leur existence en vains efforts.

Accepter certaines règles des sāstras (Ecritures révélées) afin d’en retirer un bénéfice immédiat, comme le prônent les utilitaristes, s’appelle niyama-āgraha. Et le fait de négliger les préceptes scripturaires, lesquels visent à nous faire progresser sur la voie spirituelle, s’appelle niyama-agraha. Le mot āgraha signifie «ardent désir d’accepter», et agraha «refus d’accepter». En ajoutant l’un ou l’autre de ces mots à niyama, «règles», ou «principes régulateurs», on obtient le terme niyamāgraha. Ce dernier peut donc, selon le contexte, prendre deux sens différents. Ceux qui cherchent à développer leur conscience de Kṛṣṇa ne devraient pas adhérer avec empressement aux prescriptions des Ecritures pour l’accroissement des biens matériels; mais ils doivent au contraire accepter de grand coeur, avec foi, les principes régulateurs permettant de progresser sur la voie de la Conscience de Kṛṣṇa, et les observer avec la plus parfaite rigueur. Ces premières règles consistent à s’abstenir de toute activité sexuelle illicite, à ne pas consommer la chair des animaux, à rejeter tout jeu de hasard et à ne faire usage d’aucun excitant ou substance enivrante.

Il est également recommandé qu’on évite la compagnie des Māyāvādīs, parce qu’ils ne cessent de blasphémer contre les Vaiṣṇavas, les bhaktas; mais encore celles des Bhukti-kāmīs, qui ne s’intéressent qu’aux plaisirs matériels, des mukti-kāmīs, qui cherchent la libération en essayant de se fondre dans l’existence du Brahman, l’aspect sans forme de l’Absolu, et enfin des siddhi-kāmīs, qui sédirent goûter les fruits que confère la pratique parfaite du yoga visant au développement des pouvoirs surnaturels. Tous sont comptés parmi les atyāhārīs, les êtres dont il faut rejeter la compagnie comme indésirable.

Le désir d’étendre la puissance du mental par la pratique toujours plus parfaite du yoga, le désir de se fondre dans l’existence du Brahman, le désir d’atteindre à la prospérité matérielle, toujours capricieuse, tout cela relève de l’avidité (laulya). Tout effort visant à obtenir de tels bienfaits matériels (même s’ils se déguisent en prétendus progrès spirituels) représente un obstacle sur la voie de la Conscience de Kṛṣṇa.

Les conflits qui opposent aujourd’hui capitalistes et communistes viennent de ce qu’ils ne suivent pas le conseil donné par Śrīla Rūpa Gosvāmī en ce qui touche à l’atyāhāra . Les capitalistes entassent plus de richesse qu’il n’est nécessaire, et les communistes, jaloux de leur prospérité, prônent la nationalisation de toutes les ressources, de tous les biens. Mais le problème reste entier, puisque les communistes eux-mêmes ignorent comment régler la question du partage des richesses. Ainsi, même lorsque la fortune des capitalistes tombe entre leurs mains, ils demeurent incapables d’en faire meilleur usage. Au contraire de ces deux philosophies, le système de pensée propre à la Conscience de Kṛṣṇa proclame que toute richesse appartient à Kṛṣṇa. Ainsi, tant qu’on ne remettra pas tous les biens aux mains de Kṛṣṇa, aucune solution ne sera trouvée aux problèmes économiques. Ce n’est pas en enrichissant les capitalistes ou les communistes qu’on accomplira quoi que ce soit. L’homme qui trouve dans la rue un billet de cinq cent francs et l’empoche est certes malhonnête. Celui qui décide de laisser le billet où il est, considérant qu’il ne doit pas prendre ce qui ne lui appartient pas, bien qu’il ne fasse pas de l’argent sa propriété, manque cependant d’accomplir le geste correct. Mais un troisième ramassera le billet, en trouvera le propriétaire et le lui rendra. Il ne s’empare pas du bien d’autrui pour servir ses propres fins, ni ne le néglige en le laissant traîner dans la rue. Il prend simplement le billet pour le rendre à son propriétaire: de celui-là, on dira qu’il est sage et honnête. De même, il a été démontré que lorsqu’un communiste prend possession de quelque argent, il l’utilise pour son propre plaisir, pour la satisfaction de ses sens. Et voilà justement la raison pour laquelle on ne saurait résoudre les problèmes politiques actuels en faisant passer les richesses des mains des capitalistes aux mains des communistes. Les richesses du monde appartiennent en fait à Kṛṣṇa, et chaque être, homme ou bête, a le droit légitime d’utiliser les biens du Seigneur pour assurer sa subsistance. Mais s’il s’approprie plus que ne l’exigent ses besoins vitaux, il devient un voleur — peu importe qu’il soit capitaliste ou communiste —, et passible d’être puni par les lois de la nature.

Les richesses du monde doivent être utilisées pour le bien-être de tous les vivants, car ainsi le veut Mère Nature. Tous possèdent le droit de vivre en usant des richesses du Seigneur, et dès que les hommes connaîtront l’art de les utiliser avec science, ils cesseront de se léser mutuellement. Alors seulement paraîtra une société parfaite. Le principe à la base d’une telle société, dès lors tout entière spirituelle, on le trouve énoncé dans le premier mantra de la Śrī Īśopaniṣad :

īśāvāsyam idaṁ sarvaṁ
yat kiñca jagatyāṁ jagat
tena tyaktena bhuñjīthā
mā gṛdhaḥ kasya svid dhanam

“De tout ce qui existe en cet univers, de l’animé comme de l’inanimé, le Seigneur est Maître et Possesseur. Nous ne devons donc user que du nécessaire et ne prendre que la part qui nous est assignée, sachant bien à Qui tout appartient.”

Les bhaktas, imprégnés de conscience de Kṛṣṇa, savent bien que l’Univers matériel a été conçu par le Seigneur de manière à répondre parfaitement aux moindres besoins de tous les êtres, et sans que quiconque n’ait à empiéter sur les droits et l’existence d’autrui. Cet ordre parfait assure à chacun la part de richesse nécessaire pour combler ses besoins réels, de sorte que tous puissent vivre paisiblement selon le principe d’une vie simple vouée à de hautes pensées. Les matérialistes, cependant, parce qu’ils n’ont aucune foi dans le plan divin ni aucun désir de développer en eux une conscience supérieure, font de leur intelligence —don de Dieu— un usage inconsidéré; ils l’utilisent à seule fin d’accroître leurs possessions matérielles, et c’est là un grand malheur. Les nombreux systèmes qu’ils élaborent, et parmi eux le capitalisme et le communisme matérialiste, ont tous pour but de rendre meilleure leur condition matérielle. Ils n’accordent aucun intérêt aux lois de Dieu ou à un but supérieur; et parce qu’ils brûlent sans cesse de satisfaire leurs innombrables désirs matériels, ils brillent par leur adresse à exploiter tous ceux qu’ils côtoient.

Lorsque l’homme abandonnera les pratiques nocives de base (l’atyāhāra , etc.) que décrit Śrīla Rūpa Gosvāmī dans ce second verset, cessera toute inimitié entre hommes et bêtes, communistes et capitalistes, ou à toute autre échelle. Tout dérèglement, ou toute instabilité économique ou politique disparaîtront. La pureté de conscience qui permet un tel achèvement s’acquiert par une éducation spirituelle et une pratique appropriées: celles qu’offre de façon scientifique le Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa. L’Association Internationale pour la Conscience de Kṛṣṇa donne au monde l’exemple d’une vie spirituelle capable de lui donner la paix. Tout homme d’intelligence devrait donc purifier sa conscience et s’affranchir des six obstacles, freins à l’accomplissement du service de dévotion, mentionnés dans notre verset, en prenant pleinement refuge en Kṛṣṇa.


VERSET 3

utsāhān niścayād dhairyāt
tat-tat-karma-pravartanāt
saṅga-tyāgāt sato vṛtteḥ
ṣaḍbhir bhaktiḥ prasidhyati

TRADUCTION

“Six principes sont propres à l’accomplissement du service de dévotion pur: 1) l’enthousiasme, 2) la conviction, 3) la patience, 4) l’adhérence aux principes régulateurs (tels l’écoute, le chant et le souvenir des gloires de Kṛṣṇa [śravaṇaṁ kīrtanaṁ viṣṇoḥ smaraṇam]), 5) le rejet de la compagnie des abhaktas, et 6) le fait de marcher sur les traces des grands ācāryas. Ces principes assurent sans nul doute leur observant de sa réussite totale dans l’exercice du pur service dévotionnel.”

TENEUR ET PORTEE

Le service de dévotion n’a rien d’une élucubration sentimentale ou d’une extase fantaisiste. Sa substance est formée d’actions tangibles. Śrīla Rūpa Gosvāmī, dans son Bhakti-rasāmṛta-sindhu, le définit de la manière suivante:

anyābhilāṣitā-śūnyaṁ
jñāna-karmādy-anāvṛtam
ānukūlyena kṛṣṇānu-
śīlanaṁ bhaktir uttamā

“L’on doit servir favorablement le Seigneur Suprême, Śrī Kṛṣṇa, en s’abstenant d’y mêler des motifs qui relèvent de l’intérêt personnel d’y rechercher quelque récompense matérielle (karma), d’y introduire de la spéculation intellectuelle (jñāna), à caractère toujours impersonnaliste, ou tout autre désir relevant de l’égoïsme. Telle est l’Uttamā bhakti, la dévotion pure.”

(B.r.s., 1. 1. 11).

La bhakti se cultive. Or, toute «culture» suppose l’action. Cultiver (ou développer) la vie spirituelle ne signifie pas qu’on reste assis, immobile, à «méditer», comme l’enseignent de pseudo-yogis. La méditation oisive peut apporter une aide à ceux qui ignorent tout du service de dévotion, et c’est pourquoi il arrive qu’on la recommande comme moyen de mettre un frein à l’activité matérielle, source d’égarement. Par méditation, il faut entendre la cessation, au moins momentanée, de toute pensée ou pratique frivoles. Le service de dévotion, par ailleurs, non seulement met un terme, et définitif, à toute frivolité, à tout acte matériel, mais nous engage en des actes dévotionnels, lesquels sont pénétrés du sens le plus parfait. Śrī Prahlāda Mahārāja recommande expressément la pratique de ces neuf activités dévotionnelles:

śravaṇaṁ kīrtanaṁ viṣṇoḥ
smaraṇaṁ pāda-sevanam
arcanaṁ vandanaṁ dāsyaṁ
sakhyam ātma-nivedanam

[SB 7.5.23]

  • śravaṇa: écouter les Noms et les Gloires du Seigneur;
  • kīrtana: glorifier le Seigneur;
  • smaraṇa: se rappeler le Seigneur;
  • pāda-sevana: servir les pieds pareils-aulotus du Seigneur;
  • arcana: adorer le Seigneur dans Sa Forme arcā;
  • vandana: offrir des prières au Seigneur;
  • dāsya: servir le Seigneur;
  • sakhya: se lier d’amitié avec le Seigneur;
  • ātma-nivedana: s’abandonner totalement au Seigneur.

L’écoute (Śravaṇam) constitue le premier pas dans le développement du savoir spirituel et absolu. Aussi ne devons-nous jamais prêter l’oreille aux dires de gens qui ne font pas autorité en la matière, mais plutôt approcher un maître qualifié, comme le recommande la Bhagavad-gītā (4.34) :

tad viddhi praṇipātena
paripraśnena sevayā
upadekṣyanti te jñānaṁ
jñāninas tattva-darśinaḥ

“Cherche à connaître la vérité en approchant un maître spirituel; enquiers-toi d’elle auprès de lui avec soumission, et tout en le servant. L’âme réalisée peut te révéler le savoir, car elle a vu la vérité.”

(B.g., IV.34)

La Muṇḍaka Upaniṣad enseigne également: tad-vijñānārthaṁ sa gurum evābhigacchet: «Il nous faut approcher un maître spirituel authentique afin de saisir la portée de la science spirituelle.» Cette voie d’acquisition du savoir spirituel — «confidentiel» —, reçu par l’écoute soumise, ne s’appuie donc nullement sur de simples échaffaudages d’idées.

Aussi, Śrī Caitanya Mahāprabhu enseigna-t-Il à Śrīla Rūpa Gosvāmī:

brahmāṇḍa bhramite kona bhāgyavān jīva
guru-kṛṣṇa-prasāde pāya bhakti-latā-bīja

“Pendant leur séjour à travers l’univers créé par Brahmā, certaines, plus heureuses, parmi les âmes conditionnées, recevront, par la grâce du maître spirituel (guru) et de Kṛṣṇa, la graine de la bhakti-latā, de la plante de la dévotion.”

(C.c., Madhya XIX.151)

L’Univers matériel représente un lieu d’incarcération pour l’être distinct, naturellement porté à la recherche du plaisir (ānandamaya). Pour dire vrai, chacun veut franchir les murailles de cet univers, où le bonheur est contingent, mais, dans l’ignorance de la voie libératrice, se voit contraint de transmigrer d’une espèce vivante à une autre, d’une planète à une autre. Ainsi les êtres conditionnés errent-ils de par le vaste univers matériel. Mais qu’un d’entre eux ait l’immense fortune de rencontrer un pur bhakta et de l’écouter avec une attention soutenue, alors pour lui commence la pratique du service de dévotion. Or, une telle occasion s’offre toujours à une âme sincère; et l’Association Internationale pour la Conscience de Kṛṣṇa s’en fait le moyen pour l’humanité entière. Si, par bonheur, on sait tirer parti de cette occasion d’entrer dans le service de dévotion, la voie de la libération s’ouvre aussitôt.

Il faut saisir avec enthousiasme l’occasion qui nous est offerte de retourner à Dieu, en notre demeure originelle. Sans enthousiasme, nul ne peut connaître le succès. Ce principe s’applique partout, même dans le champ des activités matérielles. L’étudiant, l’homme d’affaires, l’artiste, ou quiconque désire réussir dans la voie qu’il s’est tracée, doit faire preuve d’enthousiasme. De même pour qui s’engage dans le service de dévotion. Or, l’enthousiasme entraîne l’action. «Mais pour qui agir ?» A cette question répond le Bhakti-rasāmṛta-sindhu: kṛṣṇārthākhila-ceṣṭā, uniquement pour Kṛṣṇa.

L’homme doit pratiquer le service de dévotion dans toutes les étapes de son existence, sous la direction d’un maître spirituel, pour atteindre la perfection du bhakti-yoga. Est-ce à dire qu’il doit limiter son champ d’action ? En aucune manière. Car Kṛṣṇa est omniprésent, de sorte que rien n’existe hors de Sa Personne. Lui même enseigne dans la Bhagavad-gītā (9.4):

mayā tatam idaṁ sarvaṁ
jagad avyakta-mūrtinā-
mat-sthāni sarva-bhūtāni
na cāhaṁ teṣv avasthitaḥ

“Cet Univers est tout entier pénétré de Moi, dans Ma Forme non manifestée. Tous les êtres sont en Moi, mais je ne suis pas en eux.”

(B.g., IX.4)

L’homme doit, sous la conduite d’un maître spirituel authentique, faire un usage favorable de toutes choses au service de Kṛṣṇa. En ce moment, par exemple, nous composons ces lignes à l’aide d’un dictaphone. Le matérialiste qui a inventé cet appareil le destinait aux hommes d’affaires et aux écrivains profanes; il n’a certes jamais pensé que son invention puisse être mise au service de Dieu. Néanmoins, nous l’utilisons pour composer des ouvrages sur la Conscience de Kṛṣṇa. Il est bien entendu, d’autre part, que la mise en forme de la machine s’opère entièrement sous l’énergie de Kṛṣṇa. Chaque pièce, chaque circuit électronique, procède de diverses combinaisons et de l’interaction des cinq énergies matérielles fondamentales: bhūmi, jala, agni, vāyu et ākāśa. L’inventeur a dû, en outre, user de son cerveau pour créer cet appareil compliqué, et ce cerveau, de même que tous les divers éléments de l’appareil, c’est Kṛṣṇa qui les a fournis. Lui-même le confirme lorsqu’il dit: mat-sthāni sarva-bhūtāni: [Bg. 9.4], «Tout repose en Moi, en Mon énergie.» De là, le bhakta peut saisir que puisque rien n’existe hors de l’énergie de Kṛṣṇa, toute chose doit être utilisée à Son service.

On nomme donc utsāha, ou enthousiasme, le fait d’agir avec intelligence dans la Conscience de Kṛṣṇa.. Ainsi, le bhakta cherche-t-il les moyens appropriés par lesquels il mettra toute chose au service du Seigneur (nirbandhaḥ kṛṣṇa-sambandhe yuktaṁ vairāgyam ucyate). Le service de dévotion, répétons-le, ne s’accomplit pas par la méditation oisive, mais plutôt par l’action tangible dans le cadre de la vie spirituelle.

Ces actes doivent également s’accompagner de patience. Il ne faut pas faire montre d’impatience dans la poursuite de la Conscience de Kṛṣṇa. Nous avons par exemple lancé le Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa sans aide extérieure, et à ses débuts, il ne reçut guère d’appui; mais parce que nous avons patiemment continué d’accomplir nos actes dévotionnels, le public a pris conscience peu à peu de l’importance de ce Mouvement, et nombreux aujourd’hui sont ceux qui y participent avec enthousiasme. Nul ne doit donc montrer d’impatience dans l’accomplissement du service de dévotion. Il faut au contraire accepter les instructions d’un maître spirituel et les appliquer avec persévérance, en dépendant tout entier de la miséricorde du guru et de Kṛṣṇa. La réussite dans la Conscience de Kṛṣṇa requiert de la patience et de la conviction. Une jeune mariée aspire à avoir des enfants de son époux; mais elle ne peut pas s’attendre à les voir naître au premier jour de leur union. Elle doit pour cela s’en remettre à son époux, et laisser passer avec confiance le temps nécessaire pour que l’enfant se développe en elle, et naisse au moment voulu. Cette confiance totale est l’essence même de l’abandon au Seigneur dans le service de dévotion. avaśya rakṣibe kṛṣṇa: «Sans aucun doute, Kṛṣṇa me protègera, pense le bhakta, et m’aidera à accomplir parfaitement mon service de dévotion.» C’est là ce qu’on appelle la conviction.

Comme nous l’avons déjà expliqué, il ne faut pas rester oisif, mais plutôt faire preuve d’un grand enthousiasme à suivre les principes régulateurs — tat-tat-karma-pravartana. Le relâchement de ces principes entraînerait la ruine du service de dévotion. Notre Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa exige de ses membres qu’ils observent quatre principes régulateurs de base, interdisant toute activité sexuelle illicite, la consommation de chair animale, l’usage d’excitants et de substances enivrantes et les jeux de hasard; de plus, le bhakta doit manifester un vif enthousiasme à les suivre. S’il en néglige même un seul, son progrès s’en trouvera freiné à coup sûr; aussi Śrīla Rūpa Gosvāmī recommande-t-il: tat-tat-karma-pravartanāt: «l’on doit observer de façon rigoureuse les principes régulateurs de la vaidhī bhakti.» Outre ces quatre restrictions (yama), il existe diverses exhortations régulatrices positives (niyama), comme d’égrener seize fois chaque jour son japa-mālā en faisant vibrer sur chaque grain le mantra Hare Kṛṣṇa. Ces règles doivent êtres observées avec constance et enthousiasme. Voilà ce qu’il faut entendre par les mots tat-tat-karma-pravartanāt, ou l’accomplissement des diverses pratiques dévotionnelles.

Un autre facteur de réussite dans la pratique du service de dévotion est le rejet de toute compagnie indésirable. comme celle des karmīsjñānīsyogīs et autres abhaktas. Un jour, un dévot grhastha de Śrī Caitanya Mahāprabhu vint s’enquérir auprès de Lui des principes généraux du vaisnavisme ainsi que du comportement habituel de ses adhérents; aussitôt, Śrī Caitanya Mahāprabhu répondit: asat-saṅga-tyāga, —ei vaiṣṇava-ācāra [Cc. Madhya 22.87] : «La marque du Vaiṣṇava, c’est qu’il abandonne la compagnie des matérialistes, des abhaktas.» Voilà pourquoi Śrīla Narottama dāsa Ṭhākura recommande: tāṅdera caraṇa sevi bhakta-sane vāsa, qu’il faut vivre en la compagnie de purs bhaktas et se soumettre aux principes régulateurs énoncés par les ācāryas précédents (les six Gosvāmīs de Vrndāvana: Śrī Rūpa Gosvāmī, Śrī Sanātana Gosvāmī, Śrī Jīva Gosvāmī, Śrī Raghunātha dāsa Gosvāmī, Śrī Gopāla Bhaṭṭa Gosvāmī et Śrī Raghunātha Bhaṭṭa Gosvāmī). Celui qui vit en compagnie de bhaktas ne risque guère de se mêler aux abhaktas. Or, l’Association Internationale pour la Conscience de Kṛṣṇa ouvre de nombreux centres, offrant ainsi à chacun la possibilité de vivre en compagnie de bhaktas et de mettre en application les principes régulateurs de la vie spirituelle.

Par le service de dévotion, il faut entendre une suite d’activités purement spirituelles et absolues. Au niveau spirituel, en effet, les gunas ne possèdent nulle influence, et il n’y existe donc nulle souillure matérielle, d’où le nom qu’on lui attribue de viśuddha-sattva, signifiant qu’il est le niveau de pure Vertu, la Vertu libre de la souillure de la Passion et de l’Ignorance, Le Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa requiert de tous ses adeptes qu’ils se lèvent tôt le matin, dès quatre heures, pour assister au maṅgala-ārati, au culte matinal, puis à la lecture du Śrīmad-Bhāgavatam, au kīrtana, et ainsi de suite, de manière à ce qu’ils soient absorbés en des activités dévotionnelles vingt-quatre heures par jour. Et c’est bien là ce qu’on appelle le sato vṛtti, le fait de marcher sur les traces des ācāryas précédents, habiles à profiter de chaque instant pour agir dans la Conscience de Kṛṣṇa.

Si l’on suit à la lettre les conseils donnés dans ce verset par Śrī Rūpa Gosvāmī — faire preuve d’enthousiasme, de conviction et de patience, rejeter toute compagnie indésirable, observer les principes régulateurs et demeurer dans la compagnie de bhaktas —, l’on est assuré de progresser sur la voie du service de dévotion. Śrīla Bhaktisiddhānta Sarasvatī Ṭhākura fait en outre remarquer à ce sujet que le développement du savoir par la spéculation philosophique, que la poursuite de l’opulence matérielle, par le progrès de l’action intéressée, et que l’aspiration aux yoga-siddhis, les pouvoirs yogiques, perfections elles aussi d’ordre matériel, s’opposent tous aux principes du service de dévotion. Nous devons rigoureusement nous fermer à ces pratiques éphémères en tous points, pour nous attacher plutôt aux principes régulateurs du service de dévotion. La Bhagavad-gītā (2.69) enseigne à ce propos:

yā niśā sarva-bhūtānāṁ
tasyāṁ jāgarti saṁyamī
yasyāṁ jāgrati bhūtāni
sā niśā paśyato muneḥ

“Ce qui est nuit pour tous les êtres devient, pour l’homme qui a maîtrisé les sens, le temps de l’éveil; ce qui, pour tous, est le temps de l’éveil, est la nuit pour le sage recuielli.”

(B.g., II.69)

La pratique du service de dévotion offert au Seigneur constitue, de l’existence des êtres distincts, l’âme même. En elle repose, pour l’homme, la perfection et le but ultimes. Nous devons atteindre à une conviction absolue quant à l’exactitude de ces vérités, mais aussi quant au fait que tout acte accompli hors du service de dévotion —tel la spéculation intellectuelle, l’action intéressée ou les pratiques yogiques— ne conférera jamais de bienfaits durables. Placer une foi totale en la voie du service de dévotion revient à se qualifier pour en atteindre le but. Toute autre voie n’engendrera qu’agitation et frustration. Le septième Chant du Śrīmad-Bhāgavatam enseigne à ce propos:

“Il faut épouser la conviction ferme que quiconque rejette le service de dévotion offert au Seigneur, lui préférant la pratique de dures austérités accomplies à d’autres fins que de plaire au Seigneur, ne connaît Point, en raison même de son ignorance du service dévotionnel, la purification du mental, quelle que soit l’ampleur de ses efforts.”

Puis, toujours dans le septième Chant:

“Nonobstant leurs ascèses sévères, les penseurs spéculatifs et les auteurs d’actes intéressés, parce qu’ils ignorent les pieds pareils-au-lotus du Seigneur, sont assurés de choir.”

Ce qui n’arrive jamais aux dévots du Seigneur. Dans la Bhagavad-gītā, le Seigneur Suprême affirme Lui-même devant Arjuna: kaunteya pratijānīhi na me bhaktaḥ praṇaśyati, «Tu peux le proclamer avec force, ô fils de Kuntī, jamais Mon dévot ne périra.» (B.g., IX.31)

Et, dans un autre passage:

nehābhikrama-nāśo ‘sti
pratyavāyo na vidyate
svalpam apy asya dharmasya
trāyate mahato bhayāt

“A qui marche sur cette voie, aucun effort n’est vain, nul bienfait acquis n’est jamais perdu; le moindre pas nous y libère de la plus redoutable crainte.”

(B.g., II.40)

Le service de dévotion est si souverainement pur et complet que quiconque en entame la pratique se voit entraîné, malgré soi, jusqu’à la réussite finale. Il peut arriver. par exemple, que quelqu’un abandonne sur un sentiment passager ses occupations matérielles courantes pour prendre refuge aux pieds pareils-au-lotus du Seigneur Suprême, et qu’il accomplisse ainsi les pratiques préliminaires du service de dévotion. Or, même si un tel bhakta, non encore parvenu à maturité, s’écarte de la voie, il n’aura rien perdu. D’autre part, que gagnera celui qui s’acquitte des devoirs qui lui incombent selon son varṇa et son āśrama s’il n’adopte pas en même temps le service de dévotion ? Même si le bhakta déchu renaît dans une basse famille, il lui sera donné de reprendre sa pratique du service de dévotion là où il l’a laissée. On décrit le service de dévotion comme ahaituky apratihatā: il n’a pour origine aucune cause matérielle, et nul obstacle matériel n’en peut interrompre la pratique; encore moins y mettre un terme définitif. Le bhakta doit donc entretenir une ferme conviction quant à la voie du service de dévotion, et se désintéresser de celles empruntées par les karmīs,les jñānīs et les yogīs.

Ceux-ci possèdent certes de nombreuses qualités, mais le bhakta les voit se développer en lui, d’elles-mêmes, sans qu’il ait pour cela à fournir d’effort spécifique. Car, ainsi que le confirme le Śrīmad-Bhāgavatam (5.18.12), toutes les qualités des devas se manifestent graduellement en celui qui a atteint au service de dévotion pur. Le bhakta ne porte d’intérêt à aucune activité d’ordre matériel; c’est pourquoi il ne connaît pas la souillure matérielle. Il se situe d’emblée au niveau spirituel. Au contraire, tout être qui s’engage en des actes matériels —qu’il s’agisse d’un jñānī, d’un yogī, d’un karmī, d’un philanthrope, d’un nationaliste ou autre— ne parvient jamais à atteindre le niveau supérieur où évolue le mahātmā. Il demeure un durātmā, un esprit boiteux. Comme l’enseigne la Bhagavad-gītā (9.13):

mahātmānas tu māṁ pārtha
daivīṁ prakṛtim āśritāḥ
bhajanty ananya-manaso
jñātvā bhūtādim avyayam

“Mais ceux qui ignorent l’égarement, ô fils de Pṛthā, les mahātmās, se trouvent sous la protection de la nature divine. Me sachant Dieu, la Personne Suprême, originel et intarissable, ils s’absorbent dans le service de dévotion.”

(B.g., IX. 13)

Ainsi, averti que les dévots du Seigneur se trouvent tous sous l’égide de Sa puissance suprême, nul ne doit s’écarter de la voie dévotionelle pour emprunter celles propres aux karmīs, aux jñānīs ou aux yogīs. Tel est le sens des mots utsāhān niścayād dhairyāt tat-tat-karma-pravartanāt, ou «s’appliquer avec enthousiasme, patience et conviction à observer les pratiques régulatrices du service de dévotion.» C’est ainsi que l’on peut progresser sans entraves sur la voie du service de dévotion.


VERSET 4

dadāti pratigṛhṇāti
guhyam ākhyāti pṛcchati
bhuṅkte bhojayate caiva
ṣaḍ-vidhaṁ prīti-lakṣaṇam

TRADUCTION

“L’affection qu’échangent entre eux les bhaktas peut prendre six formes. Elle se manifeste par 1) et 2) l’offrande et l’acceptation de présents, 3) et 4) l’acte de dévoiler ses pensées secrètes et d’appeler celles d’autrui, 5) et 6) d’accepter et d’offrir du prasāda.”

TENEUR ET PORTEE

Dans ce verset, Śrīla Rūpa Gosvāmī explique comment établir des rapports dévotionnels avec d’autres bhaktas.

Les échanges affectueux marquant ces rapports sont au nombre de six: 1) faire des dons ou offrir des présents aux bhaktas, 2) accepter toute offrande qu’ils pourraient nous faire en retour, 3) leur dévoiler notre pensée, 4) s’enquérir auprès d’eux de ce qui touche au service «confidentiel» du Seigneur, 5) respecter le prasāda, la nourriture consacrée, que nous offrent les bhaktas, et 6) offrir du prasâda aux bhaktas.

Par exemple, le bhakta expérimenté explique, et le néophyte apprend en l’écoutant. C’est ce qu’expriment les mots guhyam ākhyāti pṛcchati. Et lorsqu’un bhakta distribue du prasāda, des reliefs de la nourriture offerte à Dieu, la Personne Suprême, il nous faut, si nous voulons garder vivant notre esprit dévotionnel, l’accepter comme la grâce du Seigneur, reçue à travers ses purs dévots. Il est également recommandé d’inviter chez soi de purs bhaktas, de leur offrir du prasāda et d’être disposé à les satisfaire à tous égards. Tel est le sens des mots bhuṅkte bhojayate caiva.

Les six formes d’échange décrites dans le présent verset, et qui marquent les rapports chaleureux (prīti) de bhaktas intimement liés, se retrouvent nécessairement dans toute relation amicale, même à caractère purement social. Quand, par exemple, un homme d’affaires désire en rencontrer un autre, il fait préparer un repas somptueux dans un restaurant chic, y convie son collègue, et, au cours du repas, lui fait ouvertement part de ses intentions. puis s’enquiert auprès de lui des moyens à mettre en oeuvre pour les réaliser; parfois même, ils échangent des présents.

Śrīla Rūpa Gosvāmī expliquait, dans le verset précédent, qu’il faut rejeter la compagnie des matérialistes pour ne rechercher que celle des bhaktas (saṅga-tyāgāt sato vṛtteḥ). L’Association Internationale pour la Conscience de Kṛṣṇa a précisément été fondée dans cet esprit, en vue de faciliter l’échange, entre bhaktas, des six gestes d’affection qui nous occupent. Cette Association, nous l’avons créée sans aide extérieure, mais parce qu’on lui a fait un accueil favorable, et accepté le système d’échange de sentiments qu’elle propose, elle se déploie maintenant à travers le monde entier. Nous ressentons un grand bonheur à voir tant d’hommes contribuer généreusement au développement de ses activités, et accepter avec enthousiasme les livres et les revues, axés entièrement sur la Conscience de Kṛṣṇa, que nous leur offrons humblement en retour. Il arrive aussi que nous tenions de grandes festivités en l’honneur de Kṛṣṇa, au cours desquelles nous convions nos membres bienfaiteurs et nos sympathisants à honorer le prasāda. Nos membres, pour la plupart, viennent des couches supérieures de la société, ce qui ne les empêche en rien d’accepter notre invitation, d’honorer le prasāda que nous leur offrons. Parfois encore, ils s’enquièrent des voies profondes du service de dévotion, et nous nous efforçons alors de les éclairer. Ainsi notre Association se développe-t-elle avec succès de par le monde entier, entraînant l’élite pensante de tous les pays à apprécier toujours davantage nos activités dans la Conscience de Kṛṣṇa.

Or, la vie dans le Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa est alimentée par l’affection qu’échangent ses membres à travers les six voies que nous décrivons dans ces pages; et comme d’autre part ces simples échanges peuvent donner à quiconque les .adopte de raviver pleinement en lui sa conscience de Kṛṣṇa maintenant assoupie, chacun devrait recevoir l’occasion de profiter de la compagnie des bhaktas formant l’Association Internationale pour la Conscience de Kṛṣṇa. La Bhagavad-gītā (2.62) enseigne: saṅgāt sañjāyate kāmaḥ, les désirs et les ambitions de chacun se développent en fonction des êtres qu’il fréquente. Un dicton populaire énonce la même idée: «Dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es.» Ainsi, quiconque cherche à bénéficier de la compagnie des bhaktas éveillera sans aucun doute sa conscience de Kṛṣṇa assoupie. L’aptitude à la conscience de Kṛṣṇa est inhérente à chaque être, et déjà développée dans une certaine mesure quand l’être adopte la forme humaine. Le Caitanya-caritāmṛta (Madhya 22.107) enseigne à ce propos:

nitya-siddha kṛṣṇa-prema ‘sādhya’ kabhu naya
śravaṇādi-śuddha-citte karaye udaya

“Le pur amour de Kṛṣṇa existe de toute éternité dans le coeur des êtres. On n’a pas à le puiser ailleurs qu’en l’être. Et lorsque le coeur se purifie par le chant et l’écoute des gloires du Seigneur, l’être s’éveille alors naturellement.”

Cc. Madhya 22.107

Puisque la conscience de Kṛṣṇa est inhérente à chacun, tous devraient avoir l’occasion d’entendre parler de Lui. Car, il suffit de pratiquer le śravaṇaṁ kīrtanam [SB 7.5.23], le chant et l’écoute de ce qui a trait à Kṛṣṇa, pour que le coeur soit directement purifié et pour que la conscience originelle de l’être, la conscience de Kṛṣṇa, s’éveille aussitôt en lui. La conscience de Kṛṣṇa ne peut être imposée aux êtres par quelque voie empruntée, car elle existe déjà en leur coeur. Et dès qu’ils entonnent le chant des Saints Noms du Seigneur Suprême, leur coeur se purifie de toute souillure matérielle, révélant cette conscience latente. Śrī Caitanya Mahāprabhu écrit, dans le premier verset de Son Śrī Śikṣāṣṭaka:

ceto-darpaṇa-mārjanam bhava-mahā-dāvāgni-nirvāpaṇaṁ
śreyaḥ-kairava-candrikā-vitaraṇaṁ vidyā-vadhū-jīvanam
ānandāmbudhi-vardhanaṁ prati-padaṁ pūrṇāmṛtāsvādanaṁ
sarvātma-snapanaṁ paraṁ vijayate śrī-kṛṣṇa-saṅkīrtanam

“Gloire au saṅkīrtana de Śrī Kṛṣṇa. De nos coeurs, il balaie toutes choses impures accumulées au cours des âges, il éteint le feu brûlant de l’existence conditionnée, avec ses naissances et morts sans fin. Le Mouvement du saṅkīrtana répand sur tous les hommes la bénédiction la plus grande, diffusant ses rayons comme la bienveillante lune. Ame du savoir spirituel, il fait croître l’Océan de félicité absolue, il nous donne de savourer pleinement le nectar dont nous languissons sans cesse.”

(Śiks., I)

Et non seulement le coeur de celui qui chante le mahā-mantra devient purifié, mais aussi celui de quiconque en entend les vibrations toutes spirituelles —Hare Kṛṣṇa, Hare Kṛṣṇa, Kṛṣṇa Kṛṣṇa, Hare Hare/ Hare Rāma, Hare Rāma, Rāma Rāma, Hare Hare. Même les âmes incarnées dans des formes de vie inférieures —animaux, insectes, arbres et autres— s’en trouvent purifiées, s’apprêtant ainsi à devenir pleinement conscientes de Kṛṣṇa. C’est ce qu’expliqua Ṭhākura Haridāsa à Caitanya Mahāprabhu lorsque Ce dernier S’enquit auprès de lui de la manière dont les êtres appartenant aux espèces infra-humaines pouvaient être affranchis du joug de la matière: le chant des Saints Noms a une telle puissance que même si on l’accomplit dans les profondeurs de la forêt, les arbres et les bêtes, entendant les vibrations spirituelles, progresseront sur la voie de la Conscience de Kṛṣṇa. Śrī Caitanya Mahāprabhu en fit d’ailleurs Lui-même la démonstration lorsqu’Il traversa la jungle de Jhārikhaṇḍa. Entendant les Saints Noms, tigres, serpents, cerfs et autres animaux oublièrent leur inimitié naturelle et se mirent tous à chanter, à danser en saṅkīrtana. Nous ne pouvons certes imiter les exploits de Śrī Caitanya Mahāprabhu, mais nous devons marcher sur Ses traces. Nous n’avons pas la puissance nécessaire pour charmer les animaux inférieurs —tigres, serpents, chiens, chats ou autres— et les faire danser, mais par le simple chant des Saints Noms du Seigneur, nous pouvons néanmoins amener de nombreux hommes, dans le monde entier, à devenir conscients de Kṛṣṇa.. Distribuer ainsi les Saints Noms, en faire don aux hommes, voilà un merveilleux exemple du principe traduit par le mot dadāti, et qui consiste à offrir des présents à autrui. Mais il nous faut également adhérer au principe du pratigṛhṇāti, lequel consiste à être disposé en vue d’accepter le présent spirituel de la Conscience de Kṛṣṇa. Il s’avère nécessaire, pour comprendre le statut véritable de l’Univers matériel, d’être ouvert à autrui et de s’enquérir du Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa. Ainsi servira-t-on les principes énoncés dans les mots guhyam ākhyāti pṛcchati.

Les adeptes du Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa invitent en outre tous ses bienfaiteurs et sympathisants à se joindre à eux chaque dimanche, jour où ils organisent dans leurs centres respectifs un festin de prasāda. Nombreux ceux qui, intéressés par notre Mouvement, viennent ainsi honorer le prasāda que nous leur offrons, et, chaque fois qu’ils en ont la possibilité, invitent à leur tour nos disciples dans leurs foyers pour leur offrir un prasāda de choix. Tous reçoivent les bienfaits de tels échanges.

Il faut parallèlement éviter de fréquenter les soi-disant yogīs et philanthropes, jñānīs et karmīs, car leur contact ne confère nul bienfait, pour personne. Si l’on désire vraiment atteindre le but de la vie humaine, il faut rechercher la compagnie des bhaktas du Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa, car ce Mouvement est le seul qui enseigne l’art de développer l’amour de Dieu. C’est dans la pratique de la religion que réside la fonction spécifique de l’homme, celle qui le distingue de l’animal. On ne trouve en effet, dans la société des bêtes, ni temple, ni église, ni mosquée: bref, aucune pratique religieuse. Dans la société des hommes, au contraire —si opprimée qu’elle soit—, partout dans le monde, on voit se pratiquer la religion, sous une forme ou une autre. Même les peuplades aborigènes les plus primitives observent une forme de religion. Quant au critère par lequel on distingue une religion féconde, il réside dans sa capacité à conférer l’amour de Dieu à qui la pratique. Ce que corrobore le Śrīmad-Bhāgavatam:

sa vai puṁsāṁ paro dharmo
yato bhaktir adhokṣaje
ahaituky apratihatā
yayātmā suprasīdati

“Le dharma suprême pour l’homme est celui qui le conduit à servir l’Absolu Seigneur avec amour et dévotion. Et quant à ce service de dévotion, il doit, pour combler l’âme, se faire ininterrompu et immotivé.”

(S.B ., 1.2.6).

Si les hommes désirent vraiment connaître la paix du mental, la quiétude et l’harmonie universelle, entre eux comme entre les nations, ils doivent adopter la Conscience de Kṛṣṇa, c’est-à-dire la religion qui leur donnera de développer leur amour latent pour Sri Kṛṣṇa, Dieu, la Personne Suprême. Dès qu’ils prendront cette voie, leur mental s’emplira aussitôt de calme et de paix.

A cet égard, Śrīla Bhaktisiddhānta Sarasvatī Ṭhākura avertit tous les bhaktas voués à la propagation du Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa de ne pas échanger de paroles avec les impersonnalistes, lesquels sont toujours fermes dans leur détermination de s’opposer à tout mouvement théiste. Le monde fourmille de Māyāvādīs et d’athées, et nombreux sont les partis politiques qui profitent de leurs philosophies en vue de promouvoir le matérialisme. Inversement, les Māyāvādīs et les athées porteront volontiers main forte à un puissant parti dans le seul but de faire obstacle au Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa. S’ils s’opposent ainsi à son déploiement, c’est parce qu’il permet à l’homme de cultiver sa conscience de Dieu. Telle est la manière d’agir des mécréants. Or, on n’acquiert nul bienfait à donner lait et bananes à un serpent; il n’en sera jamais rassasié, sans compter que cette nourriture augmentera la force de son venin (kevalaṁ viṣa-vardhanam). De même, jamais il ne faut dévoiler ses pensées aux màyàvàdis et aux karmis, qui sont pareils au serpent. De telles confidences n’apporteraient rien qui vaille. Il est bien préférable de rejeter totalement leur compagnie et de ne jamais s’enquérir auprès d’eux de quelque question un peu profonde, car d’eux ne peut venir aucun conseil utile. Gardons-nous également d’inviter Māyāvādīs et incroyants ainsi que d’accepter leurs invitations, car d’aussi intimes rapports nous exposeraient à l’influence de leur esprit athée (saṅgāt sañjāyate kāmaḥ). Telle est donc .a restriction qu’énonce indirectement notre verset: ne rien offrir ou accepter des Māyāvādīs et des athées. Śrī Caitanya Mahāprabhu nous met en garde: viṣayīra anna khāile duṣṭa haya mana: [Cc. Antya 6.278], «Quiconque mange de la nourriture préparée par des matérialistes voit son mental s’emplir de vice.» A moins d’être spirituellement fort avancé, on ne saurait mettre à profit les contributions de quiconque en vue de faire s’épanouir le Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa. Par principe, donc, mieux vaut n’accepter nul don, ou présent, venant de Māyāvādīs ou d’athées. On eut considérer en fait que Śrī Caitanya Mahāprabhu a interdit aux bhaktas tout contact avec ceux qui, avides de plaisirs matériels, cherchent à satisfaire leurs sens.

En conclusion, nous devons toujours demeurer dans la compagnie des bhaktas, observer les principes régulateurs du service de dévotion, marcher sur les traces des ācāryas et exécuter les ordres du maître spirituel avec une soumission totale. Car c’est ainsi que nous nous établirons dans le service de dévotion et développerons notre conscience de Kṛṣṇa maintenant assoupie. Le bhakta qui n’est plus néophyte, mais qui n’est pas encore un mahā-bhāgavata, un bhakta très avancé, qui se situe, donc, au niveau intermédiaire du service de dévotion, est censé manifester de l’amour pour Dieu, la Personne suprême, se lier d’amitié avec les autres bhaktas, montrer de la bienveillance envers les innocents et rejeter la compagnie des envieux et des démoniaques. Or, dans ce verset, on trouve brièvement expliquée la manière d’échanger une relation d’amour avec le Seigneur Suprême et de créer des liens d’amitié avec les bhaktas. Notons entre autres choses qu’un bhakta avancé doit, selon le principe du dadāti, consacrer au moins la moitié de ses revenus au service du Seigneur et de Ses dévots, ce dont Śrīla Rūpa Gosvāmī nous a lui-même donné l’exemple. Après s’être retiré, il partagea ainsi les richesses qu’il avait accumulées au cours de sa vie: la moitié pour le service de Kṛṣṇa, un quart pour les membres de sa famille et le reste pour lui-même, en vue de parer à toute éventualité. Chaque bhakta devrait suivre cet exemple. Quels que soient ses revenus, il devrait en utiliser la moitié au service de Śrī Kṛṣṇa et de Ses dévots; ainsi répondra-t-il aux exigences du dadāti.

Dans le prochain verset, Śrīla Rūpa Gosvāmī nous fait connaître la manière de servir les différents Vaiṣṇavas, et de distinguer ceux avec lesquels on doit se lier d’amitié.


VERSET 5

kṛṣṇeti yasya giri taṁ manasādriyeta
dīkṣāsti cet praṇatibhiś ca bhajantam īśam
śuśrūṣayā bhajana-vijñam ananyam anya-
nindādi-śūnya-hṛdam īpsita-saṅga-labdhyā

TRADUCTION

L’on doit honorer en pensée le bhakta qui chante les Saints Noms du Seigneur, Śrī Kṛṣṇa, et offrir son humble hommage à celui qui, ayant reçu l’initiation spirituelle, fait acte d’adoration envers la Mūrti. Quant au pur bhakta, hautement établi dans la pratique indéfectible du service de dévotion, au coeur parfaitement purifié de toute inclination à dénigrer autrui, de celui-là il faut rechercher la compagnie, et le servir avec foi.

TENEUR ET PORTEE

Afin d’appliquer intelligemment les six principes d’échange d’affection décrits dans le quatrième verset, il convient d’abord de choisir avec discernement les personnes avec qui on les établira. Aussi Śrīla Rūpa Gosvāmī nous conseille-t-il d’agir avec chaque Vaiṣṇavas en tenant compte de sa position respective. Il nous enseigne dans ce verset quels rapports établir avec les trois sortes de bhaktas —le kaniṣṭha-adhikārī, madhyama-adhikārī et l’uttama-adhikārī. Le kaniṣṭha-adhikàri est le néophyte qui a reçu du maître spirituel l’initiation au hari-nāma, aux Saints Noms de Kṛṣṇa, et qui s’efforce de les chanter. Il faut respecter par la pensée un tel bhakta, dit kaniṣṭha-vaiṣṇava. Le madhyama-adhikārī, lui, a reçu de son maître l’inititiation spirituelle et gagne ainsi d’être par lui pleinement engagé dans le service d’amour sublime offert au Seigneur. Il faut le voir comme étant situé au niveau intermédiaire du service de dévotion. Quant à l’uttama-adhikārī, il est le plus haut des bhaktas. Sa haute réalisation du service de dévotion fait qu’il n’éprouve nul intérêt à dénigrer autrui; son coeur est d’une pureté parfaite, il a atteint le niveau où la conscience de Kṛṣṇa est sans mélange. Selon Śrīla Rūpa Gosvāmī, il faut désirer surtout la compagnie d’un tel mahā-bhāgavata, ou parfait Vaiṣṇavas, et le service de sa personne.

Le stade de kaniṣṭha-adhikārī, au niveau le plus bas du service de dévotion, et mu seulement par l’adoration de la Mūrti dans le temple, doit être quitté rapidement. Le onzième Chant du ŚrīmadBhāgavatam (11.2.47) décrit le kaniṣṭha-vaiṣṇavas de la façon suivante:

arcāyām eva haraye
pūjāṁ yaḥ śraddhayehate
na tad-bhakteṣu cānyeṣu
sa bhaktaḥ prākṛtaḥ smṛtaḥ

“Celui qui avec foi s’engage dans l’adoration de la Mūrti du temple, mais ignore comment se comporter envers les bhaktas et les hommes dans leur masse, porte le nom de prākṛta-bhakta, ou kaniṣṭha-adhikāri.”

(S.B., XI. 2.47)

Il faut donc s’élever de ce niveau à celui de madhyama-adhikārī, que définit également le ŚrīmadBhāgavatam (11.2.46):

īśvare tad-adhīneṣu
bāliśeṣu dviṣatsu ca
prema-maitrī-kṛpopekṣā
yaḥ karoti sa madhyamaḥ

“Le madhyama-adhikārī est le bhakta qui adore Dieu, la Personne Suprême, faisant de Lui l’Objet ultime de son amour, qui se lie d’amitié avec les dévots du Seigneur, qui montre de la compassion envers les innocents et évite ceux dont la nature est envieuse.”

(S.B., XI.2.46).

Śrīla Rūpa Gosvāmī, donc, nous enseigne dans ce verset quel comportement adopter envers les différents bhaktas, car c’est là la façon appropriée de cultiver le service de dévotion. L’expérience pratique nous permet de constater qu’il existe différentes sortes de vaisnavas. On distingue les prākṛta-sahajiyās, qui chantent généralement le mahā-mantra Hare Kṛṣṇa mais n’en demeurent pas moins attachés aux femmes, à l’argent et aux substances enivrantes. Malgré le chant des Saints Noms du Seigneur, ils ne sont pas encore entièrement purifiés. Nous devons respecter en pensée de tels bhaktas, mais toujours prendre garde d’éviter leur compagnie. On distingue encore ceux qui. bien qu’innocents, se sont laissés entraîner par de mauvaises fréquentations, et envers qui l’on doit montrer de la bienveillance lorsqu’ils manifestent le désir de recevoir enseignements de purs bhaktas. Mais il va de notre devor d’offrir notre hommage respectueux aux bhaktas néophites qui, initiés par un maître spirituel authentique, s’attachent à exécuter soigneusement ses ordres.

Dans notre Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa, la même chance est offerte à tous, sans considération de race, de lignage ou de position sociale. Tous sont en effet invités à se joindre à nous, à partager tranquillement le prasāda avec nous et à entendre parler de Kṛṣṇa. Lorsque nous remarquons qu’une personne manifeste de l’intérêt pour la Conscience de Kṛṣṇa et aspire à être initiée, nous l’acceptons comme disciple et lui donnons à chanter les Saints Noms du Seigneur. Or, dès qu’un néophyte se trouve dûment initié par le maître spirituel, et que sous sa direction il s’engage dans le service de dévotion, on doit l’accepter comme un Vaiṣṇava authentique et lui offrir son hommage comme tel. Parmi un grand nombre de ces Vaiṣṇavas, peut-être en est-il un qui s’absorbe de tout son être dans le service offert au Seigneur, prenant soin d’observer rigoureusement tous les principes régulateurs, de faire le nombre prescrit de tours de japa-malā et de méditer sans cesse sur les moyens de répandre le Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa. Celui-là, il faut le considérer comme un uttama-adhikārī, un bhakta hautement évolué, et toujours rechercher sa compagnie.

Le processus suivant lequel le bhakta s’attache à Kṛṣṇa se trouve décrit dans le Caitanya-caritāmṛta (Antya 4.192):

dīkṣā-kāle bhakta kare ātma-samarpaṇa
sei-kāle kṛṣṇa tāre kare ātma-sama

“Lorsqu’au jour de l’initiation le bhakta s’abandonne tout entier au service du Seigneur, Sri Kṛṣṇa., Ce dernier le tient pour aussi haut placé qui Lui-même.”

(C.c., Antya 4.192)

Quant à l’initiation spirituelle (dīkṣā), Śrīla Jīva Gosvāmī la décrit de la façon suivante:

divyaṁ jñānaṁ yato dadyāt
kuryāt pāpasya saṅkṣayam
tasmād dīkṣeti sā proktā
deśikais tattva-kovidaiḥ

“L’initiation spirituelle fait que l’on se détache graduellement des plaisirs matériels pour s’attacher en proportion égale à la vie spirituelle.”

(Bhakti-sandarbha, 268)

Il nous a été donné d’observer maintes fois ce phénomène, surtout en Europe et en Amérique. De nombreux étudiants venant de familles respectables et aisées ont bientôt fait, au contact de notre Mouvement, de perdre tout attrait pour les plaisirs matériels et montrent bientôt l’ardent désir d’embrasser la vie spirituelle. Bien qu’ils aient appartenu à des familles fort aisées, plusieurs acceptent maintenant de vivre dans des conditions peu confortables. De fait, ils sont prêts, par égard pour Kṛṣṇa, à vivre dans n’importe quelle condition, pourvu que ce soit dans un temple et en compagnie de Vaiṣṇavas. Lorsqu’on se désintéresse à ce point des plaisirs matériels, on devient éligible pour recevoir l’initiation du maître spirituel. Le Śrīmad-Bhāgavatam (6.1.13) enseigne d’ailleurs à ce sujet. traçant ainsi la voie du progrès spirituel: tapasā brahmacaryeṇa śamena ca damena ca, l’être qui désire sérieusement recevoir l’initiation (dīkṣā) doit être prêt à pratiquer l’austérité, la continence et la maîtrise du mental et du corps. Ainsi disposé, et ainsi désireux de se voir éclairé dans le savoir spirituel (divyaṁ jñānam), il se trouve qualifié pour recevoir l’initiation. Les mots Divyaṁ jñānam se traduisent également par l’expression technique tad-vijñāna, dégnant le savoir lié au Suprême. Tad-vijñānārthaṁ sa gurum evābhigacchet, enseignent encore les Ecritures: l’être qui porte un intérêt certain aux questions d’ordre spirituel, touchant à la Vérité Absolue, peut être initié. Celui-là doit alors approcher un maître spirituel pour recevoir de lui l’initiation (dīkṣā); c’est ce que recommande le Śrīmad-Bhāgavatam: tasmād guruṁ prapadyeta jijñāsuḥ śreya uttamam, «Lorsqu’on éprouve un intérêt marqué pour la science spirituelle qui mène à la Vérité Absolue, il faut approcher un maître spirituel.» (S.B., XI.3.21)

Nul ne doit cependant accepter un maître spirituel pour ensuite ne pas se conformer à ses instructions, ou s’il désire seulement paraître engagé dans la voie spirituelle, comme il est aujourd’hui devenu de mode. Il faut être jijñāsu, fort désireux de recevoir les enseignements d’un maître spirituel authentique. Enfin, les questions qu’on lui adressera devront porter exclusivement sur la science spirituelle (jijñāsuḥ śreya uttamam). Le mot uttamam (de ut: qui transcende, et tama: les ténèbres matérielles) qualifie le savoir qui se trouve au-delà de la connaissance matérielle. Les hommes sont généralement animés d’un vif intérêt pour ce qui touche aux choses matérielles; aussi font-elles l’objet de toutes leurs interrogations. Mais lorsqu’on perd goût pour les sujets d’ordre matériel et que l’on reporte on intérêt sur des questions d’ordre spirituel, on acquiert qualité pour recevoir l’initiation. Celui qui reçoit ainsi l’initiation d’un maître spirituel authentique et s’engage sérieusement dans le service du Seigneur, on doit le considérer comme un madhyama-adhikārī.

Le chant des Saints Noms de Kṛṣṇa est de nature si sublime qu’il confère, à quiconque le pratique en prenant soin d’éviter les dix offenses possibles à son endroit. d’atteindre graduellement à la compréhension du fait qu’il n’existe nulle différence entre le Nom du Seigneur et Sa Personne propre. Envers celui qui atteint ce niveau d’entendement, le bhakta néophyte doit montrer un grand respect. Soyons sûrs — et sans l’ombre d’un doute —, qu’à moins de chanter le Saint Nom du Seigneur sans commettre d’offense, nul ne saurait se donner qualité pour progresser sur la voie de la Conscience de Kṛṣṇa. Le Śrī Caitanya-caritāmṛta (Madhya 22.69) enseigne par ailleurs:

yāhāra komala śraddhā, se ‘kaniṣṭha’ jana
krame krame teṅho bhakta ha-ibe ‘uttama’

“Celui dont la foi est tendre et maléable, on le dit néophyte. Mais en se pliant progressivement à la méthode prescrite, il s’élèvera jusqu’à devenir un bhakta de premier niveau.”

(C.c., Madhya 22.69)

Quiconque emprunte la voie dévotionnelle part du stade de néophyte, mais s’il prend soin de chanter ponctuellement le hari-nāma sur son japa-malā, autant de tours que le recommande le maître spirituel, il s’élèvera graduellement au niveau le plus élevé, celui de l’uttama-adhikārī. Parce qu’il n’est pas possible aux occidentaux de se concentrer pendant de longues heures sur la récitation du mahā-mantra, le Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa prescrit le chant de seize tours de japa-malā par jour, exigeant ainsi de ses adhérents un effort minimum. Śrīla Bhaktisiddhānta Sarasvatī Ṭhākura affirmait cependant que quiconque ne chante pas quotidiennement un minimum de soixante-quatre tours de japa-malā (ce qui représente environ cent-mille fois le Nom de Dieu) doit être tenu pour déchu (patita). Selon ces normes, nous sommes donc pratiquement tous déchus, mais parce que nous nous efforçons de servir le Seigneur Suprême avec sérieux et sans duplicité, nous pouvons espérer obtenir la miséricorde de Śrī Caitanya Mahāprabhu, qu’on célèbre également du Nom de patita-pāvana, le Libérateur des âmes déchues. Lorsque Śrīla Satyarāja Khān, un grand dévot de Śrī Caitanya Mahāprabhu, s’enquit auprès de Lui des signes à quoi on reconnaît un Vaiṣṇava, le Seigneur lui répondit :

prabhu kahe,— »yāṅra mukhe śuni eka-bāra
kṛṣṇa-nāma, sei pūjya,—śreṣṭha sabākāra »

“Un homme qui prononce, même une seule fois, le mot « Kṛṣṇa », doit-être tenu pour le meilleur d’entre la masse des hommes.”

(C.c., Madhya 15.106)

Puis Il continua:

« ataeva yāṅra mukhe eka kṛṣṇa-nāma
sei ta ‘vaiṣṇava, kariha tāṅhāra sammāna »

«Celui qui montre de l’intérêt pour le chant du Saint Nom de Kṛṣṇa ou qui en développe le goût par la pratique, il faut le considérer comme un Vaiṣṇava, et lui porter respect comme tel, au moins par la pensée.»

(C.c., Madhya 15.111)

Un de nos sympathisants, célèbre musicien anglais, a développé un attrait pour le chant des Saints Noms de Kṛṣṇa, qu’on trouve même souvent mentionné dans ses disques. Il garde chez lui des images de Kṛṣṇa, qu’il révère, et rend également son hommage aux bhaktas, dont la mission est de répandre la Conscience de Kṛṣṇa. A tous égards il a une très haute estime pour le Nom et les Actes de Sri Kṛṣṇa.. Aussi lui offrons-nous, et sans réserve, nos respects, car nous voyons de façon pratique cet homme progresser d’un pas certain sur la voie de la Conscience de Kṛṣṇa. Un tel être mérite sans contredit le respect d’autrui. Concluons donc que quiconque cherche à progresser dans la Conscience de Kṛṣṇa en chantant de façon réglée les Saints Noms du seigneur doit toujours être respecté des Vaiṣṇavas. D’un autre côté, nous avons pu constater que certains de nos contemporains, qui passent pour de grands prédicateurs, se sont peu à peu dégradés jusqu’au niveau matériel, pour avoir manqué au chant des Saints Noms du Seigneur.

Dans Ses instructions à Sanātana Gosvāmī, Śrī Caitanya Mahāprabhu divisa le service de dévotion en trois formes:

śāstra-yukti nāhi jāne dṛḍha, śraddhāvān
‘madhyama-adhikārī’ sei mahā-bhāgyavān

”Sa connaissance des śāstras n’est pas très profonde, mais il a acquis une foi résolue en le chant du mahā-mantra Hare Kṛṣṇa, et ne dévie jamais du service dévotionnel qui lui a été assigné; il doit être considéré comme un madhyama-adhikārī. Grande est sa fortune.”

(C.c., Madhya 22.67)

On qualifie le madhyama-adhikārī de śraddhāvān, signifiant par là que sa foi est inébranlable. Et c’est ainsi qu’il trouve qualité pour progresser davantage sur la voie du service de dévotion. Aussi lit-on, toujours dans le Caitanya-caritāmṛta (Madhya 22.64), l’enseignement suivant:

śraddhāvān jana haya bhakti-adhikārī
‘uttama’, ‘madhyama’, ‘kaniṣṭha’—śraddhā-anusārī

“Selon le degré de foi (śraddhā) qu’il a acquis, on dira d’un bhakta qu’il se situe sur le plan néophyte, intermédiaire ou supérieur du service de dévotion.”

(C.c., Madhya 22.64)

Et encore:

‘śraddhā’-śabde—viśvāsa kahe sudṛḍha niścaya
kṛṣṇe bhakti kaile sarva-karma kṛta haya

“Qui pratique le service sublime offert à Kṛṣṇa voit s’accomplir d’elles-mêmes toutes les activités annexes. La foi absolue en cette vérité, foi propice à l’accomplissement du service de dévotion, se nomme, śraddhā.”

(C.c., Madhya 22.62)

C’est par une telle foi en Kṛṣṇa que débute le progrès spirituel. Et par ce mot, śraddhā, il faut entendre une foi ferme.

Les versets de la Bhagavad-gītā constituent un enseignement avéré, particulièrement approprié aux hommes de foi. Aussi chaque parole qu’y énonce Kṛṣṇa doit-elle être acceptée telle qu’elle est, sans interprétation aucune. Et c’est bien ainsi qu’Arjuna accepta la Bhagavad-gītā; il dit d’ailleurs, après que le Seigneur la lui ait énoncée: sarvam etad ṛtaṁ manye yan māṁ vadasi keśava: «O Kṛṣṇa, tout ce que Tu m’as dit, je l’accepte comme la vérité la plus pure.» (B.g., X.14) Or, c’est là la voie pour comprendre le message de la Bhagavad-gītā, la voie qui relève de la śraddhā. Il ne s’agit certes pas d’accepter, selon sa fantaisie, une partie de la Bhagavad-gītā pour en rejeter une autre. Ce n’est pas là ce qu’on entend par śraddhā. La śraddhā trouve son sens réel dans l’acceptation globale de tous les enseignements de la Bhagavad-gītā, et plus particulièrement de sa conclusion: sarva-dharmān parityajya mām ekaṁ śaraṇaṁ vraja: «Laisse là toute autre forme de religion, et abandonne-toi simplement à Moi.» (B.g., 18.66) Celui qui en vient à développer une foi absolue en cet enseignement voit cette foi (śraddhā) devenir la base même de son progrès dans la vie spirituelle.

Qui s’absorbe pleinement dans le chant du mahā-mantra Hare Kṛṣṇa gagne de réaliser peu à peu son identité spirituelle. A celui qui ne chante pas les Saints Noms avec foi, jamais Kṛṣṇa ne Se révèle: sevonmukhe hi jihvādau svayam eva sphuraty adaḥ (B.r.s., 1.2.234). Aucune voie artificielle ne permet de réaliser le Seigneur Suprême. Il faut s’engager avec foi dans le service du Seigneur. Il se pratique d’abord avec la langue (sevonmukhe hi jihvādau), dans ses deux fonctions: l’on doit toujours chanter les Saints Noms du Seigneur et honorer le Kṛṣṇa-prasāda, sans chanter ou manger rien d’autre. Quand le bhakta suit ce sentier avec foi, le Seigneur Suprême Se révèle à lui.

Lorsque l’être réalise que sa position est celle d’éternel serviteur de Kṛṣṇa., il se désintéresse alors de tout ce qui n’est pas le service de Kṛṣṇa. Il absorbe dès lors toutes ses pensées en Kṛṣṇa et médite sur les diverses voies pour répandre Ses Saints Noms; il comprend que son unique souci doit être de propager le Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa dans le monde entier. Il faut voir celui qui agit de la sorte comme un uttama-adhikārī, et immédiate ment chercher à se lier avec lui selon les six méthodes prescrites dans le verset précédent (dadāti pratigṛhṇāti, etc.). A vrai dire, il faut accepter un tel Vaiṣṇava comme maître spirituel, et lui offrir tout ce que l’on possède, puisque les Ecritures nous enjoignent de tout abandonner au maître spirituel. Le brahmacārī, plus particulièrement, doit demander l’aumône pour ensuite offrir les dons ainsi recueillis à son maître spirituel. Gardons-nous cependant d’imiter les bhaktas avancés, les mahā-bhāgavatas, sans être soi-même parfaitement réalisé, car un tel geste aurait tôt ou tard pour effet notre dégradation.

Dans ce verset, Śrīla Rūpa Gosvāmī demande au bhakta d’être assez intelligent pour discerner entre le kaniṣṭha-adhikārī, le madhyama-adhikārī et l’uttama-adhikārī. Un bhakta doit également connaître sa propre position et à aucun moment ne chercher à imiter les bhaktas établis à un niveau supérieur. Śrīla Bhaktivinoda Ṭhākura nous enseigne qu’un uttama-adhikārī se reconnaît à sa capacité d’amener de nombreuses âmes déchues au Vaiṣṇavisme. Corrélativement, nul ne doit devenir maître spirituel s’il n’a d’abord atteint le niveau de l’uttama-adhikārī. Le kaniṣṭha-adhikārī et le madhyama-adhikārī peuvent eux aussi accepter des disciples, mais parce qu’ils se trouveront plus ou moins au même niveau qu’eux, ces derniers, sous direction insuffisante, ne progresseront que très difficilement vers le but ultime. Tout disciple sérieux doit donc veiller à n’accepter pour maître spirituel que l’uttama-adhikārī.


VERSET 6

dṛṣṭaiḥ svabhāva-janitair vapuṣaś ca doṣair
na prākṛtatvam iha bhakta janasya paśyet
gaṅgāmbhasāṁ na khalu budbuda-phena-paṅkair
brahma-dravatvam apagacchati nīra-dharmaiḥ

TRADUCTION

Etabli au niveau de sa nature originelle, consciente de Kṛṣṇa, le pur bhakta ne s’identifie pas au corps; jamais il ne faut le considérer d’un point de vue matériel. En vérité, l’on doit fermer les yeux sur la basse naissance, le mauvais teint, les malformations, les maux ou infirmités éventuels du corps d’un tel bhakta, car malgré ces tares à quoi s’arrête la vision profane, son corps n’est pas souillé. On le compare aux eaux du Gange; elles se chargent parfois, durant la saison des pluies, de bulles, d’écume et de boue, mais n’en restent pas moins pures. Les hommes au savoir spirituel élevé continuent de se baigner dans le Gange sans se soucier de l’apparence de l’eau.

TENEUR ET PORTEE

La Śuddha-bhakti, ou fonction propre de l’âme, (c’est-à-dire le service d’amour sublime offert au Seigneur) s’accomplit à l’état libéré. La Bhagavadgītā (14.26) enseigne à cet effet:

māṁ ca yo ‘vyabhicāreṇa
bhakti-yogena sevate
sa guṇān samatītyaitān
brahma-bhūyāya kalpate

“Celui qui tout entier s’absorbe dans le service de dévotion, sans jamais faillir, transcende dès lors les trois guras et atteint par là le niveau du brahman.”

(B.g., 14.26)

Par Avyabhicāriṇī bhakti, il faut entendre dévotion sans mélange. L’être qui s’engage dans le service de dévotion doit en effet être libre de toute motivation matérielle. Ainsi, l’adhésion au Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa entraîne qu’on modifie sa conscience. Selon que cette dernière s’oriente vers les plaisirs matériels ou le service de Kṛṣṇa, on la qualifie de conscience matérielle ou de conscience de Kṛṣṇa. Une âme soumise sert Kṛṣṇa sans aucune considération d’ordre matériel (anyābhilāṣitā-śūnyam). Jñāna-karmādy-anāvṛtam: et c’est ce service de dévotion sans mélange, transcendant les activités du corps et du mental — c’est-à-dire l’action intéressée (karma) et la spéculation intellectuelle (jñāna) — qu’on qualifie de bhakti-yoga pur. Dans le service de dévotion réside la fonction propre à l’âme, et quiconque s’y engage purement, libre de toute souillure, se trouve déjà libéré (sa guṇān-samatītyaitān).

Le dévot de Kṛṣṇa n’est jamais sujet aux conditions de la matière, même si sa forme corporelle y semble soumise, On ne doit donc pas regarder un pur bhakta d’un angle de vision matériel. Car, à moins d’être soi-même un bhakta, il est impossible d’en avoir une vision juste. Il existe, tel qu’on l’a vu dans le verset précédent, trois sortes de bhaktas — le kaniṣṭha-adhikārī, le madhyama-adhikārī et l’uttama-adhikārī. Le kaniṣṭha-adhikārī ne sait pas reconnaître un bhakta d’un abhakta; il se limite à l’adoration de la Mūrti dans le temple. Le madhyama-adhikārī, pour sa part, est capable de faire la distinction entre le bhakta et l’abhakta, de même qu’entre le Seigneur et Son dévot. Aussi se comporte-t-il différemment avec chacun.

Nul n’est justifié à faire des critiques touchant les imperfections corporelles d’un pur bhakta. Si de telles imperfections existent, il faut tout simplement ne leur accorder aucune attention. Ce qui doit nous intéresser, c’est l’occupation principale à quoi se livre un tel maître spirituel, le pur service qu’il offre au Seigneur Suprême. Ce que confirme d’ailleurs la Bhagavadgītā (9.30):

api cet sudurācāro
bhajate mām ananya-bhāk
sādhur eva sa mantavyaḥ
samyag vyavasito hi saḥ

“Même si un bhakta semble parfois commettre des actes abominables, il faut continuer de le tenir pour un sādhu, un saint homme, car sa véritable occupation est de servir le Seigneur avec amour. En d’autres mots, il ne convient pas de le voir comme un homme ordinaire.”

Bhagavad-gītā (9.30)

Même s’il n’est pas né dans la famille d’un brāhmaṇa ou d’un Gosvāmī, un pur bhakta ne doit pas être tenu pour négligeable, car il est engagé dans le service du Seigneur. A la vérité, il ne saurait exister de «famille» de Gosvāmīs établie sur des considérations d’ordre matériel, comme l’hérédité ou l’appartenance à une caste particulière. Le titre de Gosvāmī est réservé aux purs bhaktas; ainsi parlons-nous des six Gosvāmīs ayant à leur tête Rūpa Gosvāmī et Sanātana Gosvāmī. Malgré le fait qu’ils étaient pratiquement devenus musulmans et avaient même changé leurs noms en ceux de Dabira Khāsa et Sākara Mallika, Śrī Caitanya Mahāprabhu les éleva Lui-même au rang de Gosvāmīs. Le titre de Gosvàrni n’est donc héréditaire en aucune façon. Le mot «Gosvāmī» désigne celui qui n’est pas dominé par les sens, mais au contraire s’en rend le maître. Ainsi du bhakta qui, par suite, peut être appelé svāmī, ou Gosvāmī, même sans être issu d’une famille de Gosvāmīs. Les Gosvāmīs descendant de Śrī Nityānanda Prabhu et de Śrī Advaita Prabhu sont certes des bhaktas; d’autres part, selon le principe énoncé plus haut, il ne faudrait pas dénigrer les bhaktas descendant d’autres familles. Qu’un bhakta appartienne à une famille de grands ācāryas ou à une famille quelconque, il doit jouir d’une considération égale. Nul ne devrait s’exclamer devant un bhakta: «Voilà un Gosvāmī occidental!», et pour cela le dénigrer; ni se dire: «Voici un nityānanda-vaṁśa-gosvāmī.» Il existe un courant de protestation contre le fait que nous conférons le titre de Gosvāmī aux vaisnavas occidentaux du Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa. Certains vont même jusqu’à leur dénier tout droit à porter sans usurpation le titre de sannyāsa ou de Gosvāmī. Cependant, ce verset de Śrīla Rūpa Gosvāmī montre bien qu’il n’existe aucune différence entre un Gosvāmī né en Occident et un autre né dans une famille d’ācāryas.

Mais ajoutons qu’un bhakta qui a obtenu le titre de Gosvāmī sans être issu d’un père brāhmaṇa ou d’un Gosvāmī descendant de Nityānanda ou d’Advaita Prabhu ne doit évidemment pas se gonfler d’un vain orgueil à la pensée de ce qu’il est devenu. Qu’il garde toujours en mémoire que cet orgueil le ferait aussitôt choir de sa haute position. Notre Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa s’appuie sur une science purement spirituelle, et on n’y trouve nulle place pour l’envie. Il est destiné aux paramahaṁsas, totalement affranchis de toute envie (paramaṁ nirmatsarāṇām). Que l’on soit issu d’une famille de Gosvāmī ou que l’on en ait reçu le titre, toute trace d’envie est à détruire. Quiconque devient envieux choit aussitôt du niveau de paramahaṁsa.

Celui qui s’arrête aux imperfections physiques d’un Vaiṣṇava commet une offense à ses pieds pareils-au lotus. Or, toute offense commise aux pieds d’un Vaiṣṇava est très grave. Śrī Caitanya Mahāprabhu la compare à un éléphant furieux (hātī-mātā). Un éléphant furieux peut en effet provoquer un désastre, surtout si l’animal pénètre dans un jardin soigneusement entretenu. Il faut donc bien se garder de toute offense à l’endroit d’un vaiṣṇava. De même, tout bhakta doit être prêt à recevoir des instructions d’un vaisnava supérieur, lequel doit en retour être prêt à aider en toutes choses ses inférieurs. Et c’est le niveau spirituel atteint dans la Conscience de Kṛṣṇa qui détermine la position d’un bhakta par rapport aux autres. Voir les actes d’un pur bhakta d’un oeil matériel est à proscrire, surtout pour un néophyte, chez qui une telle attitude serait fort injurieuse. Evitons donc de considérer l’apparence externe d’un pur bhakta, pour s’attacher plutôt à sa figure intérieure et saisir les voies par quoi il s’engage dans le service d’amour sublime du Seigneur. Ainsi peut-on s’empêcher d’observer les purs bhaktas d’un oeil matériel, et par là se qualifier pour devenir soi-même graduellement un pur bhakta.

Ceux qui croient que la Conscience de Kṛṣṇa se limite à un certain groupe d’hommes, à certains bhaktas ou à un seul pays ont généralement tendance à s’attacher aux seuls traits extérieurs des bhaktas. De tels néophytes, incapables d’apprécier le caractère sublime du service qu’offrent les mahā-bhāgavatas, les bhaktas avancés, tentent de les abaisser à leur propre niveau. C’est là d’ailleurs une difficulté que nous rencontrons dans notre propagation de la Conscience de Kṛṣṇa à travers le monde, car nous sommes, triste vérité, entourés de frères spirituels néophytes qui n’apprécient pas l’extraordinaire d’une telle mission. Ils cherchent simplement à nous abaisser à leur niveau et à nous couvrir de critiques. Nous le déplorons, car leurs efforts sont futiles et trahissent une connaissance incomplète. Quiconque est activement engagé dans le service intime du Seigneur ne doit jamais être traité comme un homme ordinaire, car il est dit qu’à moins d’être doté par Kṛṣṇa Lui-même de pouvoirs spécifiques, nul ne peut répandre la Conscience de Kṛṣṇa de par le monde.

Critiquer ainsi un pur bhakta constitue une offense, dite vaiṣṇava-aparādha, dangereuse en ce qu’elle peut freiner considérablement le progrès de celui qui aspire à s’élever dans la Conscience de Kṛṣṇa. Nul, s’il commet une offense aux pieds pareils-au-lotus d’un Vaiṣṇava, ne pourra retirer un quelconque bienfait de ses pratiques spirituelles. Que chacun se garde donc de jalouser un śuddha-vaiṣṇava, un Vaiṣṇava doté de pouvoirs par le Seigneur. Une autre offense consiste à corriger un tel Vaiṣṇava, à vouloir lui donner des conseils ou le reprendre. Le Vaiṣṇava néophyte et le Vaiṣṇava avancé se distinguent par leur fonction respective. Le Vaiṣṇava avancé occupe toujours la position de maître spirituel et le néophyte celle de disciple. Le maître spirituel ne doit jamais être l’objet des conseils d’un disciple, et encore moins des instructions de ceux qui ne sont pas même ses disciples. Telle est la somme et l’essence du message de Śrīla Rūpa Gosvāmī dans ce sixième verset.


VERSET 7

syāt kṛṣṇa-nāma-caritādi-sitāpy avidyā-
pittopatapta-rasanasya na rocikā nu
kintv ādarād anudinaṁ khalu saiva juṣṭā
svādvī kramād bhavati tad-gada-mūla-hantrī

TRADUCTION

Les Saints Noms, comme les Divertissements, Attributs et autres traits propres de Kṛṣṇa, sont tous de la douceur d’un sucre sublime. Et bien qu’un homme malade de la jaunisse de l’ignorance ne puisse aprécier sur sa langue cette saveur, n’est-il pas merveilleux qu’il en retrouve le goût naturel, qu’il déracine peu à peu le mal qui l’afflige, par le simple chant attentif, chaque jour, de ces doux Noms.

TENEUR ET PORTEE

Les Saints Noms de Kṛṣṇa, Ses Attributs, Ses Divertissements, comme tout ce qui Lui a trait, participent tous de la nature de la Vérité Absolue, toute de beauté et de félicité. Leur douceur, comme celle du sucre, est intrinsèque et universellement attirante. L’ignorance, on la compare à la jaunisse, mal que causent des sécrétions biliaires. Un homme atteint de jaunisse ne peut savourer le goût du sucre; au contraire, il tiendra toute sucrerie pour amère. Et de même, l’Avidyā, l’ignorance, altère la capacité de l’être à goûter la saveur sublime du Nom, des Attributs, de la Forme et des Divertissements de Kṛṣṇa. Mais si celui qu’a frappé ce mal adopte la Conscience de Kṛṣṇa, s’il s’applique avec grand soin et attention à chanter les Saints Noms de Kṛṣṇa et à écouter Ses Divertissements spirituels et absolus, alors il verra disparaître rapidement son ignorance et pourra de nouveau goûter la douce nature spirituelle de Kṛṣṇa et de ce qui L’entoure. Or, ce retour à la santé spirituelle n’est rendu possible que par un développement constant de la Conscience de Kṛṣṇa. Lorsqu’un homme accorde plus d’intérêt au mode de vie matérialiste qu’à la Conscience de Kṛṣṇa, c’est le signe qu’il se trouve dans un état maladif. Car, sa condition naturelle, son «état normal», est de servir éternellement le Seigneur (jīvera ‘svarūpa’ haya-kṛṣṇera ‘nitya-dāsa’ [Cc. Madhya 20.108]). Cette condition naturelle est altérée lorsque sous l’effet du charme qu’exerce sur lui māyā. — l’aspect externe du Seigneur — il oublie Kṛṣṇa.

Ce monde, royaume de māyā, est qualifié de durāśraya, de «faux, ou mauvais, refuge». Celui qui met sa foi en ce durāśraya entre dans un chemin sans issue. Ainsi voit-on tous les êtres, en ce monde, s’efforcer de trouver le bonheur sans y réussir jamais; bien que chacune de leurs tentatives matérielles se traduise par un échec, ils se montrent incapables, aveuglés par l’ignorance, de comprendre leurs erreurs, de sorte que, cherchant à les réparer, ils en commettent de nouvelles. Voilà comment, en ce monde de matière, se pave la voie de la lutte pour l’existence. Et celui qui se trouve dans ces conditions, si on lui demande d’adopter la Conscience de Kṛṣṇa, et, par là, de trouver le bonheur, déclinera notre requête.

Si nous propageons le Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa partout à travers le monde, c’est à seule fin de remédier à cette ignorance grossière. Les hommes dans leur masse sont fourvoyés par des dirigeants aveugles. Et ce qui rend aveugles les dirigeants —politiciens, philosophes et hommes de science— c’est leur inconscience de Kṛṣṇa. La Bhagavad-gītā enseigne que leur ignorance, l’absence en eux de savoir véritable, à cause d’une existence d’athées, de grands pécheurs, les relègue parmi les plus déchus des hommes:

na māṁ duṣkṛtino mūḍhāḥ
prapadyante narādhamāḥ
māyayāpahṛta jñānā-
āsuraṁ bhāvam āśritāḥ

“Les sots, les derniers des hommes, ceux dont le savoir est dérobé par l’illusion, les démoniaques,— ces mécréants ne s’abandonnent pas à Moi.”

(B.g., 7.15)

Ceux-là, donc, ne s’abandonnent jamais à Kṛṣṇa, et se dressent contre l’effort de ceux qui aspirent à prendre refuge en Kṛṣṇa. Qu’ils prennent en charge la conduite de la société, et la société tout entière devient lourde d’ignorance. Dans de telles conditions, les hommes n’accueillent plus la Conscience de Kṛṣṇa qu’avec peu d’enthousiasme, guère plus qu’un malade souffrant de jaunisse le goût du sucre. Or, il faut savoir que le sucre est justement le seul remède à la jaunisse. De même, seule la Conscience de Kṛṣṇa, seul le chant des Saints Noms du Seigneur —Hare Kṛṣṇa, Hare Kṛṣṇa, Kṛṣṇa Kṛṣṇa, Hare Hare / Hare Rāma, Hare Rāma, Rāma Rāma, Hare Hare— peut remédier à la confusion où baigne l’humanité présente. Aussi Śrīla Rūpa Gosvāmī recommande-t-il à quiconque désire être guéri du mal matériel qui l’afflige d’y appliquer le remède de la Conscience de Kṛṣṇa, avec soin et attention, même si, précisement en raison de son mal, il ne la trouve pas praticulièrement «savoureuse». Le traitement débute avec le chant du mahā-mantra Hare Kṛṣṇa, lequel a pour effet d’affranchir de tout concept erroné l’être conditionné qui le pratique (ceto-darpaṇa-mārjanam [Cc Antya 20.12]). Or, l’Avidyā, ou méconnaissance, par l’être, de sa propre identité spirituelle, forme, dans le coeur, la base sur laquelle se construit l’ahaṅkāra, le faux ego.

Le véritable siège de la maladie, c’est donc le coeur. Cependant, la fièvre matérielle ne pourra atteindre un être dont le mental et la conscience sont purs. Et pour que le mental et le coeur se purifient de tout concept erroné, il faut pratiquer l’exercice, facile et merveilleusement bénéfique, du mahā-mantra Hare Kṛṣṇa. Le chant des Saints Noms du Seigneur donnera aussitôt de s’affranchir du brasier de l’existence matérielle.

Le chant des Saints Noms comporte trois phases celle dite offensante, celle dite de purification, phase intermédiaire (où l’on réduit les offenses aux Saints Noms), et celle ou le chant devient entièrement pur. Quand un néophyte adopte le chant du mantra Hare Kṛṣṇa, il commet généralement maintes offenses à son endroit. On en compte principalement dix, et si le bhakta les évite, il entrera bientôt dans la phase intermédiaire, entre le chant chargé d’offenses et le chant pur. Ensuite vient la phase de pureté; celui qui l’atteint est aussitôt libéré (bhava-mahā-dāvāgni-nirvāpanam). Hors du brasier de l’existence matérielle, il peut à nouveau apprécier la douce saveur de la vie spirituelle.

La conclusion est que pour se défaire de la fièvre matérielle, il faut adopter le chant du mantra Hare Kṛṣṇa. Le Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa est précisément fait pour offrir à l’homme les conditions favorables au chant des Saints Noms. Qu’on développe d’abord sa foi, puis qu’on l’affermisse par le chant des Saints Noms, alors on obtient qualité pour s’intégrer au Mouvement. Nous envoyons, dans le monde entier, des groupes de bhaktas en saṅkīrtana; or, ils constatent que même dans les régions les plus reculées du globe, où personne n’a jamais entendu parler de Kṛṣṇa, le chant du mahā-mantra Hare Kṛṣṇa incite des milliers d’hommes à nous rejoindre. En certains endroits, on voit les habitants se raser la tête et chanter le mahā-mantra, imitant les bhaktas, seulement quelques jours après avoir entendu le mantra. Même s’il ne s’agit que d’imitation, n’oublions pas qu’imiter une bonne chose est toujours souhaitable. Certains en viennent ainsi, graduellement, à désirer recevoir l’initiation du maître spirituel et à lui en faire la demande.

L’être sincère obtient d’être initié; cette étape porte le nom de bhajana-kriyā. C’est là qu’on s’engage vraiment dans le service du Seigneur, par le chant suivi du mahā-mantra —seize tours de japa-mālā chaque jour— et par l’abandon de toute vie sexuelle illicite, comme des excitants et substances enivrantes, de la consommation de chair animale et des jeux de hasard. La de bhajana-kriyā permet d’échapper à la souillure de l’existence matérielle. Ainsi l’initié ne fréquente-t-il plus les restaurants pour y goûter des viandes revenues aux oignons, et autres mets «savoureux», pas plus qu’il ne manifeste le désir de fumer ou de boire thé ou café. Non content de mettre un terme aux activités sexuelles illicites, il renonce à toute vie charnelle. Et il n’éprouve aucun désir de gaspiller son temps en vaines spéculations ou à des jeux de hasard. On peut ainsi comprendre qu’il se purifie, se détache de toutes choses indésirables (anartha-nivṛtti). Dès que l’on s’attache à la Conscience de Kṛṣṇa et au Mouvement qui la répand, tous les anarthas, ou éléments indésirables, disparaissent. Après s’être ainsi défait de tous ces anarthas, l’être s’établit avec fermeté dans l’accomplissement de ses devoirs à l’intérieur de la Conscience de Kṛṣṇa. De fait, il s’y attache, et goûte ainsi à l’extase que procure le service de dévotion. C’est ce qu’exprime le mot bhāva, signifiant le prélude à l’éveil de notre amour latent pour Dieu. Voilà comment les âmes conditionnées s’affranchissent de l’existence matérielle et perdent tout intérêt pour les choses matérielles, liées au corps: richesses, connaissances et objets d’attraction matériels de toutes sortes. Alors peut-on réaliser qui est le Seigneur Suprême et ce qu’est Sa māyā.

Māyā, même présente, ne peut importuner le bhakta qui a atteint le niveau du bhāva, car il peut voir la vraie nature de māyā. Par māyā, il faut entendre l’oubli de Kṛṣṇa. Or, l’oubli de Kṛṣṇa et la conscience de Kṛṣṇa se tiennent côte-à-côte, comme l’ombre et la lumière. Celui qui demeure dans l’ombre se prive des bienfaits que pourrait lui conférer la lumière, mais comment celui qui demeure dans la lumière serait-il gêné par l’obscurité de l’ombre ? Adoptant la Conscience de Kṛṣṇa, l’être se libère peu à peu et s’installe dans la lumière; au vrai, rien de lui n’est plus dans l’obscurité. Ce que confirme le Caitanya-caritāmṛta (Madhya 22.31):

kṛṣṇa—sūrya-sama; māyā haya andhakāra
yāhāṅ kṛṣṇa, tāhāṅ nāhi māyāra adhikāra

“Kṛṣṇa est semblable au soleil, māyā aux ténèbres. Là où brille le soleil, il ne saurait y avoir d’obscurité ; de même, dès que l’on adopte la Conscience de Kṛṣṇa, les ténèbres de l’illusion, l’influence de l’énergie externe, s’évanouissent aussitôt.”

(C.c., Madya, 22, 31).

VERSET 8

tan-nāma-rūpa-caritādi-sukīrtanānu-
smṛtyoḥ krameṇa rasanā-manasī niyojya
tiṣṭhan vraje tad-anurāgi-janānugāmī
kālaṁ nayed akhilam ity upadeśa-sāram

TRADUCTION

“La quintessence de tous les enseignements est que l’on doit user de tout son temps — vingt-quatre heures par jour— à bien chanter et se rappeler les Noms divins du Seigneur, Sa Forme sublime, Ses Attributs et Ses Divertissements éternels, absorbant ainsi toujours plus en eux sa langue et son mental. Faisant cela, qu’on réside à Vraja [Goloka Vṛndāvana dhāma] et qu’on serve Kṛṣṇa sous la direction des bhaktas; qu’on marche sur les traces des dévots bien-aimés du Seigneur, profondément attachés à Son service.”

TENEUR ET PORTEE

Le mental pourra aussi bien se montrer notre ami que notre ennemi: il s’agit donc de le former de manière à ce qu’il devienne notre ami. Le Mouvement pour la Conscience de Kṛṣṇa est tout particulièrement fait pour permettre à l’homme de former le mental à toujours s’absorber en ce qui a trait à Kṛṣṇa. Le mental véhicule des centaines et des milliers d’impressions, d’«informations» relatives non seulement à cette vie, mais à de nombreuses vies passées. Ces impressions se rencontrent, se heurtent parfois, créant dans le mental des images contradictoires; ainsi l’être conditionné peut-il être mis en situation de danger par le mental. Ceux qui ont des notions de psychologie connaissent bien les diverses transformations qui s’opèrent dans le mental. Or, la Bhagavad-gītā (8.6) enseigne:

yaṁ yaṁ vāpi smaran bhāvaṁ
tyajaty ante kalevaram
taṁ taṁ evaiti kaunteya
sadā tad-bhāva-bhāvitaḥ

“Car certes, ô fils de Kuntī, ce sont les pensées, les souvenirs de l’être à l’instant de quitter le corps qui déterminent sa condition future.”

(B.g., VIII.6)

Au moment de la mort, le mental et l’intelligence de l’être créent la forme subtile d’un corps déterminé, qui sera celui de sa vie suivante. Si à cet instant le mental s’attache de façon inattendue, subite, à quelque pensée indésirable, le prochain corps, déterminé par cette pensée, sera lui aussi indésirable. Mais si, toujours à l’instant de la mort, l’être absorbe ses pensées en Kṛṣṇa, il sera immédiatement élevé jusqu’au monde spirituel, Goloka Vṛndāvana. Ce processus, celui de la transmigration de l’âme, est de nature très subtile et difficile à saisir; c’est pourquoi Śrīla Rūpa Gosvāmī recommande aux bhaktas de former leur mental de manière à ce qu’ils ne puissent se rappeler de rien d’autre que Kṛṣṇa. De même, il faut habituer la langue à parler uniquement de Kṛṣṇa et à ne goûter que le kṛṣṇa-prasāda. Śrīla Rūpa Gosvāmī ajoute: tiṣṭhan vraje, il faut vivre à Vṛndāvana, ou en tout autre partie de Vrajabhūmi. Vrajabhūmi, la terre de Vṛndāvana, couvre une superficie de quatre-vingt-quatre krośas (un krośas valant quelque cinq kilomètres carrés). Celui qui fait de Vṛndāvana son lieu de résidence doit y prendre refuge auprès d’un bhakta avancé, pour ainsi toujours avoir l’occasion de penser à Kṛṣṇa et à Ses Divertissements. Śrīla Rūpa Gosvāmī éclaire ce point davantage dans son Bhakti-rasāmṛta-sindhu (1.2.294):

kṛṣṇaṁ smaran janaṁ cāsya
preṣṭhaṁ nija-samīhitam
tat-tat-kathā-rataś cāsau
kuryād vāsaṁ vraje sadā

“Un bhakta devrait toujours habiter la terre spirituelle et absolue de Vraja, et toujours s’y absorber en le souvenir de Kṛṣṇa et de Ses compagnons très chers (kṛṣṇaṁ smaran janaṁ cāsya preṣṭham). En marchant sur les traces des compagnons du Seigneur, en acceptant leur tutelle éternelle, on peut développer en soi l’intense désir de servir Dieu, la Personne Suprême.”

(B.r.s., 1.2.294)

Śrīla Rūpa Gosvāmī poursuit:

sevā sādhaka-rūpeṇa
siddha-rūpeṇa cātra hi
tad-bhāva-lipsunā kāryā
vraja-lokānusārataḥ

“Et en cette terre spirituelle et absolue de Vraja [Vraja-dhāma], il faut, animé d’un sentiment semblable à celui de Ses compagnons, servir Sri Kṛṣṇa, le Seigneur Suprême; il faut en outre se placer sous la conduite directe d’un des compagnons personnels de Kṛṣṇa et marcher sur ses traces. Ceci aussi bien au stade du sādhana [des pratiques spirituelles accomplies à l’état conditionné] qu’à celui de la sādhya [de la réalisation spirituelle], où l’on devient un siddha-puruṣa, une âme établie dans la perfection spirituelle.”

(B.r.s., 1.2.295)

Śrīla Bhaktisiddhānta Sarasvatī Ṭhākura a écrit sur ce verset le commentaire suivant: «Celui qui n’a pas encore développé d’intérêt pour la Conscience de Kṛṣṇa devrait d’abord renoncer à tout but matériel et former son mental à l’aide des principes régulateurs progressifs que sont le chant et le souvenir de Kṛṣṇa, de Son Nom, de Sa Forme, de Ses Attributs, de Ses Divertissements, de tout ce qui Lui a trait. Puis, ayant ainsi développé en lui-même un goût pour ces pratiques, il devrait vivre à Vṛndāvana et user de tout son temps à se rappeler le Nom de Kṛṣṇa, Sa Renommée, Ses Divertissements et Ses Attributs, sous la conduite et l’égide d’un bhakta parfaitement qualifié. Telle est la somme et l’essence de tous les enseignements portant sur le développement du service de dévotion.

«Au stade du néophyte, il faut constamment s’absorber dans l’écoute de ce qui a trait à Kṛṣṇa (kṛṣṇa-kathā); c’est ce qu’on appelle le stade de l’écoute; ou śravaṇa-daśā. En entendant de façon constante les Saints Noms de Kṛṣṇa, ce qui touche à Sa Forme, Ses Attributs et Ses Divertissements, tous aussi sublimes, on peut atteindre le stade de l’adhésion, ou varaṇa-daśā, caractérisé par l’attachement aux pratiques d’écoute de la kṛṣṇa-kathā. Lorsqu’on en vient à éprouver, chantant Ses gloires, de l’extase, on atteint au stade du souvenir du Seigneur, ou smaraṇāvasthā. Le souvenir de Kṛṣṇa, ou kṛṣṇa-smaraṇa, s’intensifie alors en cinq étapes graduelles: d’abord vient la simple réminiscence, puis l’absorption, la méditation, le souvenir constant, et enfin, l’extase. Il est possible qu’au commencement, le souvenir de Kṛṣṇa s’interrompe par in tervalles, mais il finit par être continu. Alors, il se concentre, et prend le nom de méditation. Quand cette méditation se développe encore et acquiert elle aussi un caractére constant, on l’appelle anusmṛti. Enfin, quand l’anusmṛti se fait soutenue, imperturbable, elle se transforme en samadhi, en extase spirituelle. Or, c’est quand le smaraṇa-daśā, ou le samādhi, atteint son plein développement que l’âme peut réaliser sa position originelle, comprendre en toute clarté la relation éternelle qui l’unit à Kṛṣṇa. Voilà ce qu’on appelle la perfection de l’existence (sampatti-daśā).

«Le Caitanya-caritāmṛta avertit les néophytes qu’ils doivent abandonner toute forme de désir intéressé, que remplacera l’engagement réglé par les Ecritures dans le service de dévotion offert au Seigneur. Ils pourront ainsi peu à peu développer de l’attachement pour les Noms de Kṛṣṇa, pour Sa Renommée, Sa Forme, Ses Attributs, etc. Et lorsque s’est développé un tel attachement, on peut alors servir les pieds pareils-au-lotus de Kṛṣṇa de façon spontanée, sans même devoir suivre les principes régulateurs. Ce niveau est celui de la rāga-bhakti, du service de dévotion accompli par amour spontané. Arrivé à ce stade, le bhakta peut marcher sur les traces d’un des compagnons éternels de Kṛṣṇa à Vṛndāvana, et ainsi pénétrer dans le monde de la rāgānuga-bhakti. Ce service spontané peut s’accomplir dans le cadre de l’un ou l’autre des cinq principaux rasas: dans le śānta-rasa, quand l’être aspire à devenir semblable aux vaches de Kṛṣṇa, au bâton, ou à la flûte qu’Il tient dans Sa main, ou aux fleurs qui ornent Son cou; dans le dāsya-rasa, quand il marche sur les traces de serviteurs de Kṛṣṇa, tels Citraka, Patraka et Raktaka; dans le sakhya-rasa, quand il se veut ami de Kṛṣṇa, à l’exemple de Baladeva, Śrīdāmā et Sudāmā; dans le vātsalya-rasa, caractérisé par l’amour paternel ou maternel pour le Seigneur, semblable à celui de Nanda Mahārāja et Yaśodā; ou enfin dans le mādhurya-rasa, caractérisé par des sentiments amoureux pour le Seigneur, comme ceux qu’entretiennent Śrīmatī Rādhārāṇī, Ses compagnes, dont Lalitā, et Ses suivantes (mañjarīs), dont Rūpa et Rati. Telle est l’essence de tous les enseignements sur le service de dévotion.»


VERSET 9

vaikuṇṭhāj janito varā madhu-purī tatrāpi rāsotsavād
vṛndāraṇyam udāra-pāṇi-ramaṇāt tatrāpi govardhanaḥ
rādhā-kuṇḍam ihāpi gokula-pateḥ premāmṛtāplāvanāt
kuryād asya virājato giri-taṭe sevāṁ vivekī na kaḥ

TRADUCTION

La sainte ville de Mathurā surpasse, en valeur spirituelle, même Vaikuṇṭha, le monde spirituel, car Kṛṣṇa y a paru. Mais la forêt de Vṛndāvana, toute sublime, surpasse Mathurā-Purī, car Kṛṣṇa y a manifesté la danse rāsa. Et la colline Govardhana surpasse la forêt de Vṛndāvana, car Śrī Kṛṣṇa l’a soulevée de Sa main divine et y a conduit maints Divertissements d’amour. Au-dessus de tout, cependant, se trouve Śrī Rādhā-kuṇḍa, à l’excellence suprême, submergé par l’ambroisie d’amour du Seigneur de Gokula, Śrī Kṛṣṇa. Quel homme d’intelligence refusera donc de servir ce divin Rādhā-kuṇḍa, sis au pied de la colline Govardhana?

TENEUR ET PORTEE

Le monde spirituel, qui constitue les trois-quarts de la Création totale du Seigneur Suprême, en est bien la région la plus élevée, supérieure de par sa nature à l’Univers matériel. Mais la ville de Mathurā et les lieux avoisinants, bien que situés dans l’Univers matériel, sont tenus pour supérieurs au monde spirituel, car le Seigneur y a paru en Personne. Toutefois, on tient les douze forêts intérieures de Vṛndāvana  (dvādaśa-vana) —Madhuvana, Tālavana, Kumudavana, Bahulāvana, Kāmyavana, Khadiravana, Vṛndāvana, Bhadravana, Bhāṇdīravana, Belavana, Lohavana et Mahāvana, rendues célèbres par les nombreux Divertissements auxquels s’y livra le Seigneur, pour supérieures encore à Mathurā; et plus hautement spirituelle encore, pour avoir été soulevée, comme un parapluie, par Kṛṣṇa, la divine colline Govardhana; Kṛṣṇa l’a soulevée et tenue, de Sa main si belle, pareille-au-lotus, pour protéger Ses compagnons, les habitants de Vraja, des pluies diluviennes provoquées par la colère d’Indra, roi des devas. C’est aussi sur la colline Govardhana que Kṛṣṇa menait paître Ses vaches, accompagné des pâtres, Ses amis, et là aussi qu’Il donnait rendez-vous à Śrī Rādhā, Sa plus tendre aimée, S’y adonnant avec elle à des Divertissements amoureux. Néanmoins, sis au pied de Govardhana se trouve le Rādhā-kuṇḍa, suprême entre tous, car tout entier submergé par l’amour de Kṛṣṇa. A cause des nombreux échanges d’amour éternel (rati-vilāsa) entre Kṛṣṇa et Rādhārāṇī qu’il évoque, les bhaktas avancés choisissent, de préférence à tout autre, le Rādhā-kuṇḍa comme lieu de résidence. Le Caitanya-caritāmṛta (Madhya- līlā) rapporte que lorsque Śrī Caitanya Mahāprabhu  visita pour la première fois la région de Vrajabhūmi, Il ne parvint pas à localiser aussitôt l’emplacement du Rādhā-kuṇḍa. Ce qui laisse entendre qu’Il en cherchait l’emplacement précis. Il finit cependant par découvrir le lieu sacré, et là, un petit étang. S’y étant baigné, Il révéla à Ses dévots qu’il s’agissait de l’emplacement exact du Rādhā-kuṇḍa. Plus tard, les dévots de Śrī Caitanya Mahāprabhu, avec, à leur tête, les six Gosvāmīs de Vrndàvana, dont Rūpa et Raghunātha dāsa, élargirent les limites de l’étang. C’est ainsi que l’on peut aujourd’hui voir à cet endroit le magnifique bassin du Rādhā-kuṇḍa. C’est l’intense désir qu’eut Śrī Caitanya Mahāprabhu de le retrouver qui incita Śrīla Rūpa Gosvāmī à en souligner aussi fortement l’importance.

Qui donc en abandonnerait les rives pour aller vivre ailleurs ? Certes, aucun homme doté d’intelligence spirituelle. Toutefois, l’importance spirituelle du Rādhā-kuṇḍa ne peut être vraiment réalisée par les autres filiations (ou sampradāyas) Vaiṣṇavas, de la même manière que quiconque ne manifeste aucun intérêt pour le service de dévotion offert à Śrī Caitanya Mahāprabhu ne peut saisir Sa nature divine. Aussi est-Il surtout révéré par les Vaiṣṇavas Gauḍīyas, ceux qui marchent sur Ses traces.


VERSET 10

karmibhyaḥ parito hareḥ priyatayā vyaktiṁ yayur jñāninas
tebhyo jñāna-vimukta-bhakti-paramāḥ premaika-niṣṭhās tataḥ
tebhyas tāḥ paśu-pāla-paṅkaja-dṛśas tābhyo ‘pi sā rādhikā
preṣṭhā tadvad iyaṁ tadīya-sarasī tāṁ nāśrayet kaḥ kṛtī

TRADUCTION

Les śāstras enseignent que d’entre tous ceux qui aspirent aux fruits de l’acte, est béni par le Seigneur celui qui possède un haut savoir des valeurs spirituelles de l’existence. Parmi tous ces jñānīs qui possèdent ce savoir supérieur, un d’entre eux, que la connaissance a pratiquement libéré, entamera la pratique du service de dévotion, s’élevant par là au-dessus des autres. Mais encore plus haut que lui est le bhakta qui a atteint le niveau du premā, du pur amour pour Kṛṣṇa, et plus haut encore que tous les bhaktas avancés sont les gopīs, qui sans cesse, tout entières, se mettent sous la dépendance du Jeune Pâtre Divin. D’entre les gopīs, Śrīmatī Rādhārāṇī est la plus chère à Kṛṣṇa, et aussi profondément cher qu’elle au Seigneur son kuṇḍa, l’étang de Rādhā. Qui donc refusera d’y vivre dans un corps spirituel, saturé d’émotions dévotionnelles extatiques [aprākṛta-bhāva], afin d’y servir avec amour Śrī Śrī Rādhā-Govinda, le Divin Couple, éternellement absorbé dans Ses huit Divertissements quotidiens [aṣṭakālīya-līlā]. A la vérité, ceux qui pratiquent le service de dévotion sur les rives du Rādhā-kuṇḍa sont les plus fortunés de tous les êtres de l’Univers.

TENEUR ET PORTEE

A l’heure actuelle, la presque totalité des hommes se trouve engagée dans une forme ou une autre d’action intéressée. Et on nomme karmīs, ou auteurs d’actes intéressés, ceux qui, par leur travail, espèrent réaliser divers gains d’ordre matériel, ceux qui agissent en vue des fruits de l’acte. C’est que, comme l’explique le Viṣṇu Purāṇa (6.7.61), tous les êtres en ce monde se trouvent sous l’emprise de māyā:

viṣṇu-śaktiḥ parā proktā
kṣetrajñākhyā tathā parā
avidyā-karma-saṁjñānyā
tṛtīyā śaktir iṣyate

Les sages ont divisé les énergies de Dieu, la Personne Suprême, en trois catégories — l’énergie spirituelle, l’énergie marginale et l’énergie matérielle. On classe généralement l’énergie matérielle au troisième rang (tṛtīyā śaktiḥ). Les êtres se trouvant sous son emprise agissent le plus souvent comme des chiens et des porcs; ils oeuvrent à perdre haleine dans le seul but de jouir de leurs sens. Il arrive cependant, parfois en cette vie même, ou dans la vie nouvelle obtenue après avoir accompli des actes de piété, que certains parmi ces karmīs développent un vif attrait pour l’accomplissement de divers sacrifices prescrits dans les Vedas. Ils peuvent alors atteindre, par la force de leur piété, les planètes édéniques. En vérité, ceux qui accomplissent ces sacrifices en observant rigoureusement toutes les prescriptions védiques atteignent la lune ou d’autres planètes, supérieures à elle. Mais, nous enseigne la Bhagavad-gītā (9.21), kṣīṇe puṇye martya-lokaṁ viśanti, quand s’épuisent les mérites qu’ils ont acquis par leurs prétendus actes de piété, ils reviennent sur la Terre, qu’on nomme aussi martya-loka, le royaume de la mort. Ainsi, même s’ils s’élèvent jusqu’aux planètes édéniques et y jouissent d’une existence heureuse pendant plusieurs milliers d’années, ils devront revenir sur Terre lorsque se seront épuisés les fruits de leurs actes vertueux. Telle est la destinée de tout karmī, vertueux ou impie.

Nous voyons sur notre planète nombre d’hommes d’affaires, de politiciens et autres dont l’unique intérêt s’attache au bonheur matériel. Ils cherchent à gagner de l’argent par tous les moyens, sans prendre en considération la nature vertueuse ou impie des voies qu’ils adoptent pour arriver à leurs fins. Tels sont les karmīs, les bas matérialistes. Parmi eux se trouvent des vikarmīs, qui agissent sans l’appui du savoir védique. Quant à ceux qui basent leurs actes sur le savoir védique, s’ils accomplissent des sacrifices pour la satisfaction de Śrī Viṣṇu, c’est qu’ils espèrent ainsi obtenir de Lui divers bienfaits. Ainsi gagnent-ils de s’élever jusqu’aux planètes supérieures. Ils dépassent les vikarmīs en ce qu’ils ont foi en les enseignements des Vedas, et pour cela deviennent chers à Kṛṣṇa. Kṛṣṇa proclame dans la Bhagavad-gītā (4.11): ye yathā māṁ prapadyante tāṁs tathaiva bhajāmy aham, «Selon qu’ils s’abandonnent à Moi, en proportion Je les récompense.» (B.g., IV.11) Kṛṣṇa est si bon qu’Il Se rend aux désirs de tous, karmīs ou jñānīs, pour ne rien dire des bhaktas. Mais les karmīs promus aux planètes supérieures devront, après la mort, revêtir de nouveaux corps matériels, et ce, aussi long- temps qu’ils demeureront attachés aux actes intéressés. Si les agissements d’un être sont empreints de piété, il pourra obtenir un corps de deva sur les planètes supérieures, ou atteindre une position lui permettant de jouir d’un plus grand bonheur matériel. A l’opposé, ceux qui s’adonnent à des actes impies se dégradent au point de renaître en des corps de bêtes, d’arbres ou de plantes. Négligeant les directives des Vedas, ces vikarmīs n’attirent évidemment pas sur eux l’estime des sages. Le Śrīmad-Bhāgavatam (5.5.4) enseigne:

nūnaṁ pramattaḥ kurute vikarma
yad indriya-prītaya āpṛṇoti
na sādhu manye yata ātmano ‘yam
asann api kleśada āsa dehaḥ

“Les matérialistes, peinant sans cesse comme les chiens et les porcs en vue de jouir de leurs sens, souffrent à vrai dire d’une totale insanité; pour ces plaisirs, ils passent toute leur vie à accomplir toutes sortes d’actes abominables. Or, les actes matériels ne sont pas dignes d’un homme intelligent, car ils conduisent l’être à revêtir un nouveau corps de matière, source intarissable de souffrances.”

(S.B., 5.5.4)

Le but de la vie humaine consiste plutôt à s’affranchir des trois formes de souffrance, propres à l’existence matérielle. Par malheur, les karmīs sont rendus fous par le désir de s’enrichir et de se procurer des commodités matérielles, pourtant temporaires, par tous les moyens; ils courent ainsi le risque de choir parmi les espèces inférieures. Dans leur sottise, ces matérialistes échafaudent d’innombrables projets en vue d’atteindre au bonheur en ce monde. Pas un seul instant ils ne considèrent qu’ils ne vivront qu’un nombre restreint d’années, dont il consacrent la plupart à grossir leur fortune en vue d’accroître le plaisir des sens, s’engageant en un chemin qui les conduira à la mort. Et ils ne réalisent en rien qu’après avoir quitté leur corps, il devront peut-être en reprendre un autre, de bête, d’arbre ou de plante. Ils vont ainsi, par leurs actes, contre le but réel de l’existence. Non seulement ils naissent dans l’ignorance, mais ils agissent dans l’ignorance, croyant retirer de leurs actes divers bienfaits d’ordre matériel —palaces, grosses voitures, postes honorifiques, etc. Il leur échappe que leur prochaine vie les verra déchus, . tombés de leur position, et que tous leurs actes n’auront contribué qu’à leur perte (parābhava). Tel est le verdict du Śrīmad-Bhāgavatam (5.5.5): parābhavas tāvad abodha jātaḥ.

Il faut donc ardemment désirer comprendre la science de l’âme (ātma-tattva); car à moins d’atteindre à la connaissance de l’ātma-tattva au moins de réaliser que l’âme, et non le corps, constitue le moi véritable, on reste sur le plan de l’ignorance. Or, parmi des milliers, des millions même, d’ignorants qui perdent leur temps à satisfaire leurs sens, un seul, peut-être, atteindra au niveau du savoir et comprendra les valeurs supérieures de la vie. Celui-là, on le nomme jñānī. Le jñānī a conscience de ce que les actes intéressés ne peuvent que l’enchaîner à l’existence matérielle et le contraindre à transmigrer d’un corps à un autre, dans différentes espèces. Comme le souligne le Śrīmad-Bhāgavatam (qui le qualifie de śarīra-bandha, «enchaîné à l’existence corporelle»), tant que l’être entretient le moindre désir de satisfaire ses sens, son mental demeure axé sur le karma, sur l’action intéressée, qui l’oblige à transmigrer d’un corps à un autre.

Le jñānī, donc, se situe à un niveau plus élevé que le karmī, car il a au moins l’intelligence d’éviter les actes aveugles orientés par le seul plaisir des sens. Tel est le verdict du Seigneur Suprême. Cependant, bien qu’il soit affranchi de l’ignorance grossière du karmi, le jñānī demeure dans l’ignorance, l’avidyā, s’il ne s’élève pas au niveau du service de dévotion; car son savoir, bien que supérieur, est jugé impur par le fait qu’il ignore tout du service de dévotion, et néglige ainsi l’adoration directe des pieds pareilsau-lotus du Seigneur Suprême.

Quand un jñānī s’engage dans le service de dévotion, il a tôt fait de surpasser tous les autres jñānīs. On le désigne comme jñāna-vimukta-bhakti-parama, signifiant qu’il adopte cette voie après s’être pratiquement libéré par la vertu de son devoir. Kṛṣṇa, dans la Bhagavad-gītā (7.19), explique ainsi le processus par quoi le jñānī en vient à adopter le service de dévotion:

bahūnāṁ janmanām ante
jñānavān māṁ prapadyate
vāsudevaḥ sarvam iti
sa mahātmā sudurlabhaḥ

“Après de nombreuses renaissances, lorsqu’il sait que Je suis tout ce qui est, la Cause de toutes les causes, l’homme au vrai savoir s’abandonne à Moi. Rare un tel mahātmā.”

(B.g., VII.19)

On ne peut dire d’un homme qu’il est vraiment sage, ou connaissant, que lorsqu’il s’abandonne aux pieds pareils-au-lotus de Kṛṣṇa; mais un tel mahātmā est des plus rares. L’homme qui adopte la pratique réglée du service de dévotion peut accéder au niveau de l’amour spontané pour Dieu, marchant ainsi sur les traces de grands bhaktas, comme Nārada, Sanaka et Sanātana. Dieu Lui-même le tient alors pour un être supérieur.

Certes, les bhaktas qui ont développé leur amour pour Dieu se trouvent dans une position élevée, mais de tous les bhaktas, on tient les gopīs pour les plus élevées, car elles ont pour seule pensée de satisfaire Kṛṣṇa, sans jamais rien attendre en retour. Même lorsque Kṛṣṇa les soumet à d’extrêmes souffrances en les quittant, comme cela se produit parfois, elles ne peuvent L’oublier. Ainsi, lorsque Kṛṣṇa quitta Vṛndāvana pour Se rendre à Mathurā, les gopīs s’abîmèrent en un profond chagrin et pleurèrent Son absence le reste de leur vie. Il faut par là comprendre que d’une certaine manière, elles ne furent jamais vraiment séparées de Lui, car il n’existe à vrai dire nulle différence entre le fait de penser à Kṛṣṇa et d’être en Sa compagnie directe. Bien plus, le vipralambha-sevā (l’absorption en la pensée de Kṛṣṇa dans un sentiment de séparation tel que le pratique Śrī Caitanya Mahāprabhu) est de beaucoup supérieur même au service direct offert à Sa Personne. C’est pourquoi d’entre tous les bhaktas qui ont développé un amour dévotionnel sans mélange pour Kṛṣṇa, les gopis sont les plus élevées, et de toutes les gopis Śrīmatī Rādhārāṇī la plus importante. Nul ne peut surpasser sa perfection dévotionnelle. Pas même Kṛṣṇa ne peut percer ses sentiments sublimes; ainsi, afin de connaître son coeur. Il prit sa position et parut sous la forme de Śrī Caitanya Mahāprabhu.

Śrīla Rūpa Gosvāmī en arrive ainsi, pas à pas, à la conclusion que Śrīmatī Rādhārāṇī est la plus élevée de tous les dévots de Kṛṣṇa, et que son étang, Śrī Rādhā-kuṇḍa, est le lieu le plus sublime. Certitude confirmée encore par une citation du Laghu-bhāgavatāmṛta (Uttara-khaṇḍa 45) que rapporte le Caitanya-caritāmṛta:

yathā rādhā priyā viṣṇos
tasyāḥ kuṇḍaṁ priyaṁ tathā
sarva-gopīṣu saivaikā
viṣṇor atyanta-vallabhā

“Parmi toutes les gopīs, Śrīmatī Rādhārāṇī est la plus chère au Seigneur Suprême, Śrī Kṛṣṇa [Viṣṇu], et le lieu où elle se baigne [le Rādhā-kuṇḍa] jouit d’une égale importance aux yeux du Seigneur.”

Aussi, quiconque s’intéresse à la Conscience de Kṛṣṇa devra finir par prendre refuge auprès du Rādhā-kuṇḍa et y pratiquer le service de dévotion toute sa vie durant. Telle est la conclusion.


VERSET 11

kṛṣṇasyoccaiḥ praṇaya-vasatiḥ preyasībhyo ‘pi rādhā
kuṇḍaṁ cāsyā munibhir abhitas tādṛg eva vyadhāyi
yat preṣṭhair apy alam asulabhaṁ kiṁ punar bhakti-bhājāṁ
tat premedaṁ sakṛd api saraḥ snātur āviṣkaroti

TRADUCTION

Parmi tous les doux objets de délice, et toutes les gopīs de Vrajabhūmi, si chères à Kṛṣṇa, Śrīmatī Rādhārāṇī est le plus précieux réceptacle de Son amour. Et de grand sages ont parlé de son divin kuṇḍa comme Lui étant aussi cher. A dire vrai, même les grands bhaktas n’atteignent que rarement Śrī Rādhā-kuṇḍa; la difficulté s’en trouve donc accrue pour les dévots moins avancés du Seigneur. Mais si l’on se baigne, même une fois, dans ces eaux sacrées, alors s’éveillera pleinement notre pur amour pour Kṛṣṇa.

TENEUR ET PORTEE

Pourquoi le Rādhā-kuṇḍa prend-il une si grande importance? C’est qu’il appartient à Śrīmatī Rādhārāṇī, l’objet suprême de l’amour de Sri Kṛṣṇa. D’entre toutes les gopis, c’est elle qui Lui est la plus chère; et de grands sages décrivent son étang, Śrī Rādhā-kuṇḍa, comme aussi cher à Kṛṣṇa que Rādhā elle-même. Véritablement, Il porte au Rādhā-kuṇḍa et à Śrīmatī Rādhārāṇī en tous points le même amour. Il est très rare qu’on atteigne le Rādhā-kuṇḍa: même les grands bhaktas pleinement absorbés dans le service de dévotion n’y parviennent que difficilement. Que dire alors des autres, encore au niveau de la vaidhī bhakti.

Il est dit qu’un bhakta qui se baigne ne serait-ce qu’une fois dans les eaux du Rādhā-kuṇḍa développe aussitôt un pur amour pour Kṛṣṇa, dans le sillage des gopīs. Śrīla Rūpa Gosvāmī recommande que même si l’on ne peut résider en permanence sur ses berges, on doit néanmoins s’y baigner aussi souvent que possible. Cette pratique représente un élément d’importance majeure dans l’accomplissement du service de dévotion. Śrīla Bhaktivinoda Ṭhākura a écrit que Śrī Rādhā-kuṇḍa s’offre comme le lieu d’élection de tous les êtres qui désirent progresser dans le service dévotionnel avec le sentiment des compagnes et des proches suivantes de Śrīmatī Rādhārāṇī (les sakhīs et les mañjarīs). Aux êtres qui éprouvent un vif désir de retrouver leurs corps spirituel (siddha-deha) pour ainsi retourner à leur demeure originelle, au Royaume absolu de Dieu, Goloka Vṛndāvana, il faut vivre sur les berges du Rādhā-kuṇḍa, y prendre refuge auprès des proches suivantes de Śrī Rādhā et, sous leur conduite, servir cette dernière avec constance. Là réside la plus sublime des voies pour ceux qui pratiquent le service de dévotion sous l’égide de Śrī Caitanya Mahāprabhu. Śrīla Bhaktisiddhānta Sarasvatī Ṭhākura, dans ses écrits, ajoute que même de grands sages et de grands bhaktas, tels Nārada et Sanaka, n’ont pas la possibilité de se baigner dans les eaux du Rādhā-kuṇḍa; que dire alors des bhaktas ordinaires? Celui qui a l’heureuse fortune de s’y baigner, même une seule fois, peut alors développer son amour absolu pour Kṛṣṇa, dans l’exact sentiment des gopīs. Mais il est également recommandé d’habiter sur les rives du Rādhā-kuṇḍa et de s’absorber en ce lieu dans le service d’amour offert au Seigneur. Qu’on s’y baigne assidûment, et qu’on abandonne tout concept d’ordre matériel en cherchant refuge auprès de Śrī Rādhā et de Ses assistantes, les gopis. L’être qui demeure ainsi absorbé, sans cesse, la vie entière, retournera certes au Royaume de Dieu après avoir quitté son corps; il obtiendra d’y servir Śrī Rādhā de la même manière dont il le fit sa vie durant dans sa méditation sur les rives du Rādhā-kuṇḍa. En conclusion, vivre en cet endroit et s’y baigner chaque jour constitue la plus haute perfection du service de dévotion. C’est là une position difficile à atteindre même pour les grand sages et bhaktas tels Nārada. Ainsi, les gloires de Śrī Rādhā-kuṇḍa ne connaissent pas de limite. Et en le servant, on peut obtenir de servir Śrīmatī Rādhārāṇī sous la conduite éternelle des gopīs.