Śrī Jīva Gosvāmī ouvre son Prīti Sandarbha en posant une question essentielle: quel est le but ultime de l’existence humaine ? Bien que les traditions philosophiques de l’Inde identifient quatre objectifs principaux de la vie humaine, appelés puruṣārthas — le dharma (le devoir), l’artha (la prospérité), le kāma (le plaisir), et la mokṣa (la libération) —, il avance que, sous toutes ces aspirations, se cache un désir universel: celui d’atteindre le bonheur libre de toute souffrance. Selon lui, cette quête du bonheur véritable ne trouve sa pleine réalisation que dans l’amour pour Bhagavān, la Divinité Suprême. C’est précisément pour illustrer cette idée qu’il entreprend la rédaction du Prīti Sandarbha.
Anuccheda 1 : Prīti, le Plus Haut des Accomplissements
1.1 La Raison d’Écrire le Prīti Sandarbha
अथ प्रीतिसन्दर्भो लेख्यः। इह खलु शास्त्रप्रतिपाद्यं परमतत्त्वं सन्दर्भचतुष्टयेन पूर्वं सम्बद्धम्। तदुपासना च तदनन्तरसन्दर्भेणाभिहिता। तत्क्रमप्राप्तत्वेन प्रयोजनं खल्वधुना विविच्यते।
Le traité sur l’amour, le Prīti Sandarbha, devient une nécessité à ce stade de l’exploration philoso-phique. Śrī Jīva Gosvāmī explique que, dans les quatre premiers Sandarbhas, il a exposé la nature de la Réalité Suprême telle qu’elle est décrite dans les textes sacrés. Le cinquième Sandarbha a détaillé la manière de vénérer cette Réalité Suprême. Il convient maintenant de se pencher sur le but ultime, ou prayojana, de la vie humaine.
पुरुषप्रयोजनं तावत् सुखप्राप्तिर्दुःखनिवृत्तिश्च। श्रीभगवत्प्रीतौ तु सुखत्वं दुःखनिवर्तकत्वं चात्यन्तिकमित।
Ce but ultime, affirme Śrī Jīva, est d’atteindre un bonheur durable tout en s’affranchissant de la souffrance. Cependant, il précise que ce bonheur véritable ne peut être atteint qu’à travers l’amour — prīti — pour Bhagavān. C’est cet amour divin qui transcende les plaisirs éphémères et les peines de ce monde, permettant à l’âme d’expérimenter une joie profonde et libératrice. C’est pourquoi il consacre ce traité à l’exploration de l’amour spirituel, considéré comme la finalité la plus élevée et la plus désirable de l’existence humaine.
Commentaire
Prīti Sandarbha : La Dernière Étape de la Perfection Spirituelle
Le Prīti Sandarbha est le dernier volume du corpus des Ṣaṭ–sandarbhas ou Bhāgavata Sandarbhas de Śrī Jīva Gosvāmī. Ce traité conclut une série de textes philosophiques essentiels, et il est crucial de comprendre la manière dont ce dernier ouvrage s’articule avec les précédents. La corrélation ou saṅgati entre les livres est structurée selon six critères: le contexte (saprasaṅga), l’introduction (upodghāta), la cause (hetu), l’occasion (avasara), les moyens communs (nirvāhaka) et le résultat commun (eka–kāryaikya). C’est ce que souligne le verset suivant:
saprasaṅga upodghāto hetutāvasarastathā
nirvāhakaika-kāryaikye ṣodhā saṅgatir iṣyate
Ainsi, il indique que c’est précisément le moment opportun (avasara) pour la rédaction du Prīti Sandarbha.
Une Progression Logique Vers le But Ultime
Pour comprendre cette nécessité, il convient de revenir à l’introduction de ce grand projet philoso-phique. Dans le Tattva Sandarbha, qui sert de texte d’ouverture, Śrī Jīva Gosvāmī a d’abord posé les fondations de son œuvre en établissant l’autorité de la source de connaissance (pramāṇa)[i] qu’il allait utiliser pour explorer les trois thèmes majeurs: sambandha (la relation ontologique entre l’âme et le Divin), abhidheya (la pratique spirituelle permettant d’approfondir cette relation) et prayojana (le but ultime de cette quête spirituelle). Il a démontré que le Śrīmad Bhāgavatam constitue la référence la plus fiable et la plus autoritative pour étudier ces concepts.
Dans les premiers anucchedas du Tattva Sandarbha, il a clarifié la structure et les méthodes de son analyse, se concentrant sur les intentions de l’auteur et des deux premiers orateurs du Śrīmad Bhāgavatam. Il a ensuite démontré, à travers les textes, que chaque être vivant est une partie et parcelle de Śrī Kṛṣṇa, la Personne Suprême Originelle (sambandha), que la bhakti (la dévotion) est la voie pour réaliser cette connexion (abhidheya), et que l’amour pur, ou prema, représente le but ultime de l’existence humaine (prayojana).
Le Cheminement des Six Traités
Dans l’Anuccheda 50 du Tattva Sandarbha, Śrī Jīva annonce son intention de développer ces trois thèmes centraux dans une série de six traités distincts. Les quatre premiers volumes — le Tattva Sandarbha, le Paramātma Sandarbha, le Bhagavat Sandarbha et le Kṛṣṇa Sandarbha — ont abordé de manière exhaustive la question du sambandha, la relation entre l’âme et le Divin. Le cinquième volume s’est consacré à l’abhidheya, la pratique de la dévotion. Il est maintenant temps de traiter du prayojana, le but ultime, qu’il nomme prīti, l’amour pur pour Dieu.
C’est ainsi que, suivant la logique naturelle de son travail, Śrī Jīva entame la rédaction du Prīti Sandarbha, en déclarant:
“Conformément à l’ordre naturel de l’ouvrage, nous allons maintenant délibérer sur le but ou prayojana de la vie humaine.”
Le Prīti Sandarbha devient ainsi la culmination de l’œuvre de Śrī Jīva, explorant la nature ultime du bonheur à travers l’amour spirituel, et achevant un voyage intellectuel et mystique commencé bien en amont.
La Nature Conditionnée du Jīva et la Quête du Bonheur
Śrī Jīva Gosvāmī enseigne que la condition naturelle de chaque jīva (âme individuelle) est de se placer sous l’autorité de Bhagavān, le Seigneur Suprême. Pourtant, à l’état conditionné, le jīva s’égare en tentant d’être le maître et le jouisseur de l’énergie matérielle. Cette tentative d’appropriation de la matière mène inévitablement à l’échec, car elle est contraire à la nature véritable de l’âme. Seule la voie de la dévotion, ou bhakti, permet de dissiper cet état d’illusion. Śrī Jīva Gosvāmī précise que bien qu’il existe diverses formes de Bhagavān, c’est Kṛṣṇa qui incarne la Divinité Suprême, l’objet central de cette dévotion (iṣṭa–devatā). La forme la plus élevée de bhakti est l’amour spirituel pur, ou prīti, qui représente l’accomplissement ultime que peut atteindre un être vivant.
Une Vérité Universelle: La Recherche du Bonheur
Pour introduire cette idée fondamentale, Śrī Jīva commence par une affirmation simple mais d’une profondeur incontestable :
“Le but de la vie humaine est d’atteindre le bonheur et de mettre un terme à la souffrance.”
Cette déclaration, bien que générale, constitue une vérité universelle qui transcende toutes les différences culturelles, philosophiques et sociales. Elle s’adresse à chaque être humain, quelle que soit son orientation spirituelle ou religieuse — qu’il soit théiste, athée ou agnostique. Elle est valable pour tous, que l’on soit riche ou pauvre, homme, femme ou d’un autre genre, jeune ou âgé, en bonne santé ou malade, éduqué ou non, sage ou ignorant. En cela, elle repose sur une base commune indiscutable: quel que soit le chemin emprunté, toutes les actions humaines sont motivées, consciemment ou non, par la recherche du bonheur ou par le désir d’atténuer la souffrance.
On peut observer que la quête de l’argent motive généralement les individus à travailler avec ardeur. Ils déploient de grands efforts pour atteindre cet objectif. Les étudiants, par exemple, consacrent des années d’études assidues afin d’acquérir les qualifications nécessaires pour décrocher un emploi. Certaines personnes sont même prêtes à prendre des risques considérables pour gagner de l’argent, allant parfois jusqu’à s’engager dans des activités illégales, au péril de leur vie. Tout cela semble indiquer que le but ultime n’est pas le bonheur, mais l’argent.
Pourtant, une analyse plus fine montre que l’argent, en réalité, n’a pas de valeur intrinsèque. Il ne s’agit que d’un moyen d’échange permettant d’obtenir ce que l’on désire. Ce désir peut être une source de bonheur direct, comme la nourriture, ou servir à soulager la souffrance, à l’instar des médicaments. L’argent peut également être un vecteur de bonheur indirect, en finançant des biens de première nécessité, tels que les céréales ou les légumes, ou en contribuant indirectement à apaiser la souffrance, par exemple en permettant de fabriquer des remèdes à partir de plantes médicinales.
Ainsi, si l’on analyse en profondeur nos motivations, même les plus subtiles, on constate qu’elles tendent toujours vers deux objectifs: obtenir du bonheur ou dissiper la souffrance, de manière directe ou indirecte. Śrī Jīva Gosvāmī résume parfaitement cette idée en affirmant que ces deux finalités représentent le moteur de toute action humaine.
La quête du bonheur et l’élimination de la souffrance sont au cœur de tous les systèmes de connaissance, qu’ils soient matériels ou spirituels. En ce sens, les objectifs de la science et de la spiritualité ne sont pas fondamentalement opposés. Ce qui les distingue, c’est la méthode qu’ils empruntent pour atteindre ces buts, une différence qui, bien entendu, n’est pas négligeable.
La science et la technologie cherchent à améliorer le bien-être humain en opérant des transformations extérieures: elles visent à modifier le monde matériel pour procurer du bonheur et réduire la souffrance. Cependant, ces transformations demeurent toujours temporaires et limitées. La spiritualité, à l’inverse, aspire à un changement intérieur, à une transformation de la conscience, qui offre une solution durable et permanente aux maux humains.
Śrī Jīva Gosvāmī exprime cette idée avec clarté lorsqu’il écrit:
“Ce n’est qu’à travers l’amour pour Bhagavān que l’on accède au bonheur véritable et que l’on se libère définitivement de la souffrance.”
Cette perspective met en lumière la promesse de la spiritualité: un bonheur absolu et une libération totale des afflictions de l’existence.
Une fois que l’amour de Bhagavān est atteint, l’âme demeure dans un bonheur sans fin, totalement libérée de toute forme de souffrance. Cela s’explique par la nature même de la prīti envers Bhagavān, qui est immatérielle et transcende les plaisirs sensoriels. En effet, le bonheur tiré des objets du monde matériel repose sur le contact des sens avec ces objets, un plaisir éphémère par essence.
Les deux plus grandes sources de satisfaction dans le monde matériel sont la nourriture et le sexe, mais elles sont limitées: on ne peut ni manger sans fin ni s’adonner indéfiniment aux plaisirs charnels. La renommée et le pouvoir peuvent également procurer du plaisir, mais ils sont tout aussi fragiles et éphémères. Les célébrités, souvent isolées, déprimées et dépendantes de substances addictives, témoignent de l’impossibilité de jouir continuellement de la gloire ou du pouvoir.
C’est pourquoi l’amour de Bhagavān constitue le véritable prayojana — le but ultime de la vie humaine. Les biens matériels et la quête de connaissances n’ont de valeur que dans la mesure où ils servent à cultiver cet amour. Sinon, ils ne font que gaspiller une opportunité précieuse, celle de la vie humaine, qui pourrait être consacrée à l’atteinte de la prīti, le prayojana suprême.
[i] Tattva Sandarbha Anuccheda 9 L’épistémologie Vaiṣṇava